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La générosité de son esprit se révèle dans les jugemens qu’il portait sur Napoléon, son ennemi personnel, dont la haine intraitable le chassa de Russie en 1807, d’Autriche en 1810, et qu’il contribua plus que personne à renverser. Si âpres, que fussent ses ressentimens, il l’admira toujours ; dans le fond de son cœur, comme le dit l’éditeur de sa correspondance, il était fier qu’un Corse eût fait de si grandes choses. Le comte de Rochechouart a raconté dans ses Mémoires qu’il se trouvait à Vandoeuvre avec quelques amis quand Pozzo vint leur annoncer la signature de la paix de Châtillon, puis tout à coup se levant et frappant la table du poing, s’écria avec son animation italienne : « Non, messieurs, tout n’est pas fini, le Corse n’a pas signé[1]. » Il lui répugnait d’admettre que le grand homme né à Ajaccio eût dit son dernier mot. Vers la fin de sa vie, il le définira « un être immense et incompréhensible, un phénomène qui ne se reproduira plus et qui est à lui seul un univers moral et politique. » Et il dira encore à propos d’un pamphlet contre l’empereur qu’on lui envoie dans la pensée de lui être agréable : « Napoléon n’est pas encore décrit ; il est destiné à rester dans une sublime et gigantesque obscurité. Jusqu’à présent ses panégyristes se sont montrés inférieurs à leur sujet, ses détracteurs sont encore descendus plus bas. La plus grande louange de cet homme extraordinaire, c’est que tout le monde veut en parler, et que tous ceux qui en parlent n’importe comment croient s’agrandir. »

Si Pozzo avait l’âme assez haute pour admirer Napoléon en le haïssant, il avait une intelligence trop libre et trop large pour ne pas comprendre son siècle et les conditions nouvelles du gouvernement des peuples. Il pensait « que la tranquillité, le salut de la France et des Bourbons restaurés, loin d’être l’ouvrage du triomphe d’un parti sur les autres, ne pouvait résulter que de la réconciliation de tous, que la légitimité ne devait pas détruire, mais légitimer par son acquiescement les intérêts même illégitimes créés par la révolution et qui étaient devenus indestructibles, » que la dynastie régnante devait se hâter de régulariser sa situation. et qu’un gouvernement n’est régulier que lorsque les lois protègent tous les citoyens et ne s’arment contre personne. On le verra dans sa Correspondance représenter au duc d’Angoulême que, dans un pays où une génération tout entière a sucé une doctrine avec le lait, au lieu de scruter malignement la conduite des individus et d’incriminer leurs intentions et leurs actes, il fallait tout rejeter sur la force des événemens « et offrir à chacun une excuse propre à calmer sa conscience ; » qu’il y allait de la vie de prendre les Français tels qu’ils étaient et de s’abstenir de toute réforme imprudente, de toute réaction téméraire ; que les meilleures mesures, lorsqu’elles se

  1. Souvenirs sur la Révolution, l’Empire et la Restauration, par le général comte de Rochechouart. mémoires inédits publiés par son fils. Paris, 1889 ; librairie Plon.