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la rhétorique, il sera tout autre, plus rapide et plus concentré. Chez lui, un dernier reflet de l’épopée colore et égaie l’histoire. Les Athéniens, qui aimaient tant Homère, durent goûter beaucoup Hérodote, malgré la rhétorique et la sophistique alors naissantes. C’est un grand charme, aujourd’hui encore, de se laisser ainsi porter sur ce beau fleuve sinueux, au cours un peu lent, aux courbes agréablement variées, aux nombreux affluens qu’on remonte tour à tour et qu’on visite. On ne va pas vite et droit au terme du voyage. On ne fait pas non plus une reconnaissance complète et méthodique du pays. Mais on rencontre de belles échappées de vues, de frais paysages, et, parfois, des images lointaines et un peu vagues de hautes cités très anciennes et très étranges. On voyage moins en savant qu’en curieux ; mais on observe, et l’on finit par arriver au but avec une idée juste du pays, acquise sans effort, dans un amusement continu de l’imagination.


VI

Le style d’Hérodote n’était pas une moindre nouveauté. — D’abord, il était personnel. Les logographes ioniens avaient écrit d’une manière agréable, mais plutôt avec les qualités de leur temps et de leur pays qu’avec une véritable originalité ; ils différaient peu les uns des autres ; c’étaient chez tous la même clarté simple, la même netteté un peu sèche, la même naïveté parfois gracieuse. Avec Hérodote, on vit pour la première fois le style de l’histoire porter la marque d’un génie original. — De plus, il produisait une impression de beauté inconnue jusque-là. Hérodote est le premier écrivain qui ait donné à la Grèce, selon le mot de Denys d’Halicarnasse, l’idée qu’une belle phrase en prose pouvait valoir un beau vers. Le philosophe Héraclite mériterait peut-être une part de cet éloge ; mais la philosophie s’adressait à de rares lecteurs, et, d’ailleurs, Héraclite était obscur. L’histoire était bien plus accessible. Grâce à Hérodote, elle eut l’honneur de produire, avant la philosophie, le premier chef-d’œuvre incontesté de la prose grecque. — Denys, dans la fin de la même phrase, énumère avec plus de précision les mérites particuliers au style d’Hérodote : la douceur insinuante, le charme exquis, toutes les qualités les plus grandes et les plus brillantes, « excepté celles qui conviennent aux luttes oratoires » : à la naïveté de ses prédécesseurs il unit une noblesse et une grandeur toutes nouvelles ; ce qu’il n’a pas, c’est la dialectique âpre et passionnée, la véhémence vigoureuse d’un Thucydide ou d’un Démosthène. C’est le jugement de tous les anciens : l’un le compare à Homère ; un autre l’appelle « très homérique ; » Quintilien vante la douceur pure et abondante de son style, son habileté à exprimer les