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souveraine : elle mène tout le détail, sinon l’ensemble ; elle donne un corps à ce qui est flottant, des contours à ce qui est vague ; elle achève sans cesse l’inachevé, que la science pure eût laissé religieusement tel qu’elle le voyait. Faut-il en citer des exemples ? Il s’en trouve à toutes les pages d’Hérodote. Qu’on prenne au hasard l’un quelconque de ces petits récits, moitié anecdotes et moitié romans, où les personnages sont si bien en scène, agissant et causant avec tant de vivacité, de naturel, de bonne grâce : qu’est-ce que tout cela, sinon, en somme, une sorte de création de l’esprit épique, persistant à vivre ou à renaître chez le fondateur de l’histoire ? Il est clair que la mise en scène dépasse à chaque instant la donnée positive et documentaire ; ces dialogues si vifs, ce n’est pas sous la dictée des personnages que l’historien les a écrits : il les a retrouvés en lui-même, par le libre jeu de sa fantaisie créatrice, qu’il n’a pas supposée peut-être infidèle à la vérité, mais qui a refait d’instinct ce qu’elle croyait seulement rapporter. Il n’y a presque pas de discours indirects chez Hérodote. Tous les personnages sont sous nos yeux : ils parlent et nous les entendons. C’est le procédé homérique. C’est aussi le procédé de tout homme du peuple, à l’imagination naïve et forte, qui, racontant un entretien, le refait au lieu de le résumer, et le met en action devant nous. Rien de plus vif et de plus amusant ; rien de moins scientifique. Il y a là une infidélité perpétuelle du détail, une création poétique inconsciente qui caraetérise à merveille une période d’art intermédiaire où l’histoire, partie de l’Iliade et de l’Odyssée, déjà tout près de Thucydide par les dates, en est cependant séparée encore par une différence radicale d’éducation intellectuelle et presque de race.

Les discours dont nous venons de parler font partie intégrante du récit et n’ont d’ailleurs, en général, qu’une valeur anecdotique. Mais Hérodote en a d’autres qui sont d’un art plus réfléchi, et qui méritent de nous arrêter davantage : ce sont ceux qu’il emploie à faire connaître les idées générales dont il est préoccupé.

Dans toute histoire qui n’est pas une simple chronique, à côté des faits purement extérieurs, il y a l’âme même de ces faits, c’est-à-dire les intentions des acteurs, les lois qui gouvernent les événemens, enfin la vie morale tout entière. Hérodote, qui n’est plus un simple logographe, fait à toutes ces idées une largo place. Il les exprime de deux façons. D’abord, par des réflexions personnelles jetées à la rencontre. Dans l’histoire classique et grave, celle de Thucydide et de ses imitateurs, le moi de l’historien se dissimule le plus possible. Chez Hérodote, au contraire, les réflexions personnelles abondent, coupant sans cesse le récit, naïvement étalées, avec bonhomie et finesse, à la Montaigne. Cela donne à tout son livre une apparence de causerie où le fil se brise et se renoue à chaque