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vraie guerre et de la vraie politique. Quand les logographes racontaient l’origine des cités grecques ou la généalogie des héros, les combats qu’ils retraçaient ne pouvaient être que des combats poétiques, en dehors de toute réalité positive. Un récit du vieil historien Charon de Lampsaque, heureusement conservé, peut donner une idée des fantaisies qu’on se permettait en ce genre. C’est l’histoire de la ruse qui fit tomber les Cardiens sous la domination des Bisaltes. Les Gardiens., suivant Charon, avaient l’habitude de dresser leurs chevaux à danser au son de la flûte. Les Bisaltes, instruits de ce détail par un des leurs, qui avait été barbier à Cardia, jouèrent de la flûte au moment de la bataille, si bien que tous les chevaux se mirent à danser et empêchèrent leurs maîtres de combattre. L’anecdote (recueillie peut-être dans quelque boutique de barbier) est naïvement plaisante, mais la stratégie des Bisaltes devait faire sourire le sérieux Polybe, à moins qu’elle ne l’indignât. Leur politique, retracée par Charon de Lampsaque, ressemblait sans doute à leur stratégie. — Avec le sujet traité par Hérodote, tout change aussitôt. La bataille de Marathon, la politique de la Grèce au moment de l’invasion perse, sont des choses réelles, qu’on peut étudier avec précision, analyser avec exactitude. C’est à partir d’Hérodote que la guerre et la politique s’installent dans l’histoire au premier rang, pour n’en plus sortir. On pourra faire mieux plus tard, être plus précis et plus profond ; Thucydide et Polybe iront beaucoup plus loin ; mais, quelque distance qu’il y ait d’eux à lui à cet égard, c’est lui pourtant qui leur a montré la route.

Il est le premier enfin à chercher la loi des faits. A ses yeux, l’histoire n’est plus un jeu capricieux de péripéties simplement amusantes ou terribles : les événemens s’expliquent par des causes que la raison peut saisir ; il y a une philosophie de l’histoire, et l’histoire est un enseignement. Quelle philosophie, quel enseignement Hérodote en dégage-t-il ? Nous le verrons tout à l’heure. Notons seulement ici la conception générale toute nouvelle et le progrès vers une entente scientifique des choses.

Voilà donc, en ce qui concerne la matière même de l’histoire, des nouveautés considérables. L’âme aussi, comme la matière, en est très différente de ce qu’elle avait été jusque-là.

D’abord, l’esprit de recherche et de critique commence à se montrer. Dès la première ligne, Hérodote avertit le lecteur de ce changement. « Ceci, dit-il, est l’exposé des recherches faites par Hérodote d’Halicarnasse. » Il ne s’agit plus, pour l’historien, de recueillir avec patience et de mettre bout à bout de beaux récits acceptés d’emblée comme vrais : il faut faire une enquête et vérifier. Hérodote a soin de nous dire à plusieurs reprises comment il entend son rôle de chercheur : il le prend, très au sérieux. Il dit