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bien que c’est Dieu qui les pousse et qui les dirige, et qu’ils ne sont que des instrumens dans sa main[1].

La conclusion de l’ouvrage me semble facile à tirer. Si ce portrait des barbares est ressemblant, il est clair qu’il vaut mieux les avoir pour maîtres que ces Romains dont on vient de dire tant de mal, et qu’il faut se féliciter de leur triomphe. L’auteur ne le dit nulle part en termes formels, mais il le laisse entendre, quand il nous raconte sans colère, sans surprise, et même avec une sorte de satisfaction, qu’on voit tous les jours des sujets de l’empereur qui vont se joindre à ses ennemis. Il a soin de faire remarquer que ces ennemis sont d’une autre race qu’eux, qu’ils parlent une langue qu’on ne comprend pas, qu’ils ont d’autres mœurs et d’autres habitudes, que leur aspect est sinistre, leur approche répugnante, et cependant on quitte son pays, on fuit ses compatriotes pour les aller trouver. « Ainsi, ajoute-t-il, ce nom romain qu’on a payé si cher, on y renonce volontiers, on ne veut plus le porter ; non-seulement on le méprise, mais on le déteste. Peut-on voir une preuve plus manifeste des iniquités de Rome ? »

Ce passage est célèbre ; on s’en est servi pour montrer que l’invasion n’a pas été aussi mal accueillie qu’on le pense, que les barbares étaient attendus et souhaités, qu’en général on les a vus venir avec plaisir, qu’une partie de la population au moins les a aidés à renverser ce qui restait de l’empire, que leur domination s’est établie sur une sorte de consentement des peuples et à la joie des vaincus. C’est aller trop vite et trop loin. Il y eut sans doute alors des gens qui quittaient leurs maisons ou leurs terres, ne pouvant plus payer l’impôt ou suffire aux charges qu’imposaient les fonctions publiques. Salvien n’est pas le seul qui le dise : nous avons les lois des empereurs qui ordonnent de les ramener de force chez eux ; nous savons par Sulpice Sévère qu’il y en avait beaucoup dans le désert de Cyrène, aux abords de l’Egypte, et que, pour échapper au percepteur et à ses agens, ils consentaient à vivre de fait et de pain d’orge, au milieu des sables de l’Afrique. Quelques-uns ne trouvaient pas le désert assez éloigné et assez sûr ; ils passaient la frontière, ou se réfugiaient dans quelque campement de Goths ou de Bagaudes. Il y en avait jusque dans les hordes d’Attila. Prisais nous apprend qu’il en rencontra un, dans un village scythe, qui s’y était marié et s’y trouvait plus heureux que chez les Romains. C’est assurément l’indice d’un profond malaise, et l’on peut croire que la société où ces faits se produisent touche à sa

  1. Nous serions d’abord tentés de croire que cette idée que les barbares sont des fléaux de Dieu, chargés d’exécuter ses desseins, est uniquement chrétienne ; mais nous la trouvons déjà chez Claudien.