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paysans révoltés, qui depuis plus d’un siècle tiennent la campagne et saccagent le nord de la Gaule. Il soutient qu’ils ne se sont soulevés que parce qu’ils ne pouvaient plus souffrir les injustices dont on les accablait. « Nous les appelons des misérables et des rebelles, dit-il ; mais c’est nous qui les avons faits criminels, et leurs crimes doivent retomber sur ceux qui les ont forcés à les commettre. » Ainsi, dans cette société corrompue, qui a reçu sa juste punition, les riches qui étaient les plus coupables ont été aussi les plus punis : c’était dans l’ordre. Pour les mêmes motifs, ce sont les plus belles contrées de l’empire, l’Afrique, dont les moissons nourrissaient Rome, l’Aquitaine, ce paradis de la Gaule, qui ont été le plus ravagées, parce qu’elles étaient le plus vicieuses. La justice de Dieu éclate dans ces châtimens si exactement mesurés sur les fautes. On a tort d’en murmurer et de vouloir conclure des malheurs publics que le monde est conduit par le hasard. C’est au contraire si l’empire était heureux et florissant qu’il faudrait douter de la Providence.

Voilà comment Salvien parle de ses contemporains. Les a-t-il bien vus et bien jugés ? Devons-nous croire qu’ils étaient comme il les a peints ? C’est une question dont je n’ai pas à m’occuper. Il n’entre pas, dans le sujet que je traite, de défendre cette société des reproches dont il l’accable. Tout ce que je veux dire, c’est que lorsqu’on a lu son ouvrage avec soin et de suite, on est tenté de se méfier de ses appréciations. Le ton dont il parle n’impose pas la conviction ; on sent qu’il déclame. Le tempérament violent de l’homme et les mauvaises habitudes du lettré se révèlent à des exagérations manifestes. Il y a des phrases où, pour peu qu’on ait quelque pratique des procédés de l’école, on pourrait marquer exactement ce qu’ajoute à l’expression juste le besoin d’aiguiser le trait ou d’arrondir la période. N’oublions pas non plus qu’il apporte à son œuvre un esprit de système qui l’empêche de voir les choses comme elles sont. Pour expliquer les sévérités de Dieu et les infortunes de l’empire, il lui fallait trouver des crimes à punir. Rien ne lui était plus aisé ; ce ne sont jamais les crimes qui manquent. Il y a toujours assez de bien et de mal mêlés ensemble dans l’humanité pour qu’un moraliste puisse la peindre à sa volonté sous des couleurs riantes ou sombres. Je crois donc qu’il faut beaucoup rabattre des violentes invectives de Salvien contre son temps. Ce qui en reste suffit à prouver que le christianisme n’avait pas autant changé le monde qu’il l’espérait ; pour en être surpris, il faudrait avoir oublié ce mot de l’historien : « Tant qu’il y aura des hommes, il y aura des vices, vitia erunt donec homines. »

Après avoir attaqué vigoureusement les mœurs des Romains, il