Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 99.djvu/158

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faut, songer que c’est la première histoire qui soit faite au point de vue chrétien. D’abord, Orose y donne une place importante, aux Juifs, en leur qualité d’ancêtres du christianisme. Cette place, ils n’avaient aucun droit à l’occuper. Entre les grands empires, comme celui d’Assyrie, d’Egypte ou de Perse, qui occupent l’attention du monde, leur petit royaume disparaît ; ils suivent docilement le sort des batailles, qui les fait à chaque fois la proie du vainqueur. Aussi n’est-il presque jamais question d’eux chez les historiens antiques. Au contraire, les écrivains chrétiens font de leur histoire le centre de toutes les autres ; on dirait vraiment que le monde tourne autour d’eux ; les plus grands rois et les plus puissantes nations semblent ne travailler que dans leur intérêt : « Dieu, dit Bossuet, s’est servi des Assyriens et des Babyloniens pour châtier son peuple ; des Perses, pour le rétablir ; d’Alexandre et de ses premiers successeurs pour le protéger ; d’Antiochus l’illustre, pour l’exercer ; des Romains, pour soutenir sa liberté contre les rois de Syrie, qui ne cherchaient qu’à le détruire. » Voilà une manière nouvelle de présenter l’histoire ancienne ; Orose est l’un des premiers qui l’ait mise à la mode. Une autre innovation qui convient tout à fait à une histoire chrétienne, c’est le rôle qui est assigné à la Providence dans les affaires de l’humanité. La nouveauté ne consiste pas à dire d’une manière générale que Dieu mène le monde, — les stoïciens l’avaient soutenu bien avant le christianisme, — mais à vouloir montrer sa main dans chaque événement et à rendre compte des moindres détails par son intervention. Orose n’ignore rien ; pour faire éclater le bon ordre que Dieu a mis en ce monde et la justice rigoureuse qu’il exerce, il faut que chaque action bonne ou mauvaise y soit aussitôt récompensée ou punie. C’est, par malheur, ce qui n’arrive pas toujours. Les faits contrarient plus d’une fois le système pieux d’Orose ; mais il a des explications à tout, et grâce à ses argumens subtils, quelque tournure que prennent les événemens, la Providence parait toujours s’en tirer à son honneur[1].

  1. Il faut voir par quels tours de force il a essayé de prouver que les princes qui ont persécuté le christianisme ont toujours mal fini. Il triomphe avec Néron et Valérien ; mais Trajan le gène un peu : comment expliquer qu’il ait remporté tant de victoires après avoir fait mourir saint Ignace ? Il s’en tire en disant que sa punition a été de n’avoir pas d’enfans, tandis que Théodose, qui a protégé les chrétiens, en a laissé deux, qui lui ont succédé. — Hélas ! ces enfans étaient Arcadius et Honorius ! — Orose éprouve aussi quelque embarras de la mort misérable de Gratien, le disciple et l’ami de saint Ambroise, qui ne faisait rien que par ses conseils. Il ne trouve d’autre raison pour justifier la Providence, qui l’a laissé assassiner, que de rappeler qu’il a été bien vengé par Théodose, ce que Gratien aurait trouvé sans doute une compensation fort insuffisante. Bossuet, qui s’inspire souvent d’Orose, est beaucoup plus sage que lui, quand il dit : « A la réserve de certains coups extraordinaires où Dieu voulait que sa main parût toute seule, il n’est point arrivé de grand changement qui n’ait eu sa cause dans les siècles précédens. »