Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 99.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’on pouvait bien se permettre de plaisanter en passant de ces vieilles fables sans être accusé de la compromettre.

Mais voici un reproche plus grave. Un Romain était persuadé que Rome ne périrait pas ; c’était comme un dogme de son patriotisme. Au contraire, pour un chrétien, il ne peut pas y avoir de ville éternelle. Le poète Juvencus exprime les principes de sa religion lorsqu’au début de son Histoire évangélique, il affirme que tout ce qui est sous le ciel doit finir et qu’il n’en excepte pas Rome :


Immortale nihil mundi compage tenetur,
Non orbis, non regna hominum, non aurea Roma.


On sait que les premiers chrétiens, pendant plusieurs générations, ont vécu dans l’attente et dans l’espoir du jour terrible qui, en détruisant tous les empires, devait leur ouvrir les portes de l’immortelle Jérusalem. Il est aisé de se figurer quelle colère un Romain devait éprouver quand il entendait exprimer ce qui lui semblait un vœu impie. C’est pour le coup qu’il se croyait en droit de dire que des gens qui annonçaient d’avance et souhaitaient la ruine de leur pays ne pouvaient être que des ennemis publics. Nous allons voir comment saint Augustin échappe tout à fait à ce reproche.

Au IIe siècle, les chrétiens, dont l’attente avait été souvent trompée, qui commençaient à s’habituer à vivre et y prenaient goût, ne songèrent plus autant au dernier jour. D’ailleurs, l’empire semblait alors florissant, et il n’y avait pas lieu de craindre ou d’espérer une catastrophe soudaine. Mais lorsque les temps devinrent plus sombres, la vieille croyance reparut. A chaque défaite qu’ils apprenaient, les chrétiens pieux, nourris des traditions du passé, se demandaient, comme leurs prédécesseurs, si la fin n’était pas venue. Huit ans après la prise de Rome, au milieu des ravages des barbares, les populations furent épouvantées par une éclipse de soleil, suivie d’une sécheresse qui fit mourir de faim beaucoup d’hommes et d’animaux. Un fidèle nommé Hésychius crut voir dans ces calamités l’accomplissement de ces paroles de saint Luc : « Il y aura des signes sur le soleil, la lune, les étoiles ; et les hommes, sur la terre, seront dans les tribulations. » Il en conclut que la fin du monde était prochaine, et il écrivit à saint Augustin pour lui demander ce qu’il en pensait. Saint Augustin pensait que l’opinion d’Hésychius, si on la laissait se répandre, pouvait paralyser le courage de ceux qui combattaient encore pour l’empire. A quoi bon, se diraient-ils, tenter des efforts qui ne devaient servir de rien ? Pourquoi prendre la peine de résister aux ennemis, de défendre sa vie ou