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V

Maintenant que je me suis expliqué sur la valeur de la crémation comme méthode usuelle, et que j’ai prouvé, je le crois du moins, qu’il n’y a pas à désirer qu’elle se substitue à l’inhumation, il me reste à rechercher s’il n’y a pas des circonstances dans lesquelles elle pourrait rendre des services. Beaucoup d’hygiénistes, même parmi ceux qui n’en sont pas fanatiques, sont d’avis qu’il y aurait avantage à brûler les corps des personnes mortes de maladies contagieuses et que l’incinération serait utile en temps d’épidémie ainsi que sur les champs de bataille.

Il est incontestable que la destruction par le feu des corps des contagieux donnerait en théorie plus de garanties que l’inhumation. Les recherches bactériologiques ont montré que les germes, auxquels il est permis d’attribuer aujourd’hui la production des maladies de cette nature, se conservent longtemps dans le sol, se multiplient dans les eaux, peuvent être entraînés par elles et propager la maladie qui leur a donné naissance ; mais ce ne sont là que des argumens théoriques et, jusqu’ici, pas un seul fait ne permet d’affirmer que la contagion puisse ainsi sortir de terre. On ne cite pas une épidémie qui ait eu un cimetière pour point de départ. Dans ces conditions, pour parer à un danger dont on ne peut ni démontrer, ni même affirmer l’existence, je trouverais bien grave de décréter la crémation obligatoire et de faire violence aux sentimens et aux convictions des familles.

Pour porter une atteinte semblable à la liberté individuelle, il faut un intérêt public de premier ordre, une nécessité bien démontrée et ce n’est pas sur des expériences de laboratoire qu’on peut baser une pareille nécessité. Où s’arrêterait-on d’ailleurs ? On commencerait par la variole et la diphtérie ; puis on passerait à la scarlatine et à la rougeole ; et la fièvre typhoïde viendrait à son tour réclamer sa place dans le four à crémation. Ces cinq maladies réunies ont fait en 1888, à Paris, 4,256 victimes. C’est une année moyenne. On pourrait donc compter par jour, sur une douzaine de crémations, pour la plupart obligatoires. Se rend-on bien compte des résistances que rencontrerait l’application de pareilles mesures et de la réprobation qu’elles ne tarderaient pas à inspirer ?

Dans les grandes épidémies, la situation n’est plus la même. Les populations sont terrifiées et ne réagissent plus ; l’autorité peut faire alors à peu près ce qu’elle veut, dans l’intérêt de la santé