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déjà mis en défiance contre elle par leur éducation ou leurs souvenirs. On s’est plu à changer leur répugnance en aversion. Aujourd’hui, quelques-uns cherchent à les rassurer ; on leur dit de ne pas prendre peur, on leur jure qu’on ne leur veut pas de mal ; mais ils se méfient, et il faut autre chose que des paroles ou des risettes pour les faire revenir de leurs préventions.

Et, aujourd’hui même, que fait, pour cela, le parti au pouvoir ? De tous les gouvernemens qu’a connus la France, aucun n’a moins travaillé à rallier l’opposition. Comparez à la troisième république le consulat, la restauration, la monarchie de juillet, le second empire. Sous ces gouvernemens si divers, que d’avances de toutes sortes, à maintes reprises, aux hommes, aux familles, aux groupes sociaux attachés aux régimes antérieurs ! Notre pauvre pays, si souvent déchiré de ses propres mains, a un grand modèle en ce genre : la politique d’Henri IV au sortir des guerres de religion. Il s’est trouvé des républicains pour la recommander à leurs amis ; la république semble, depuis M. Thiers, en avoir pris le contre-pied.

Sous ce rapport, il faut bien le dire, la république a un désavantage vis-à-vis de la monarchie, car nous avons beau être en république, — pour toujours peut-être, — il ne s’ensuit nullement que la république soit, de tout point, supérieure à la monarchie. Dans une monarchie, il y a un souverain, il y a une dynastie, personnellement intéressés à ramener les dissidens. Rien de pareil dans une république : au centre du pouvoir, pas d’aimant qui attire par fonction. Un président temporaire n’y a pas le même intérêt qu’un souverain héréditaire ; en eût-il la velléité, il n’a ni le même ascendant, ni la même indépendance. Un président n’est pas libre de ses sourires. En république, rien au-dessus des partis ; à la politique de séduction et d’attraction tend à se substituer la politique d’exclusion. Cela est surtout vrai lorsque le parti au gouvernement s’est fait du nom de républicain un monopole. Heureux de confondre ses intérêts de parti avec l’intérêt de la république, il se plaît à traiter ses adversaires comme des ennemis publics.

La politique, aujourd’hui, — la politique républicaine surtout, — est essentiellement réaliste : pour elle, la grande affaire, c’est le partage du pouvoir et des places. On l’a dit souvent ; mais, pour être triviale, la métaphore n’en est pas moins juste : la politique est une salle à manger, le pouvoir est un banquet, le budget, le festin. Les convives attablés ne tiennent pas à se serrer pour faire place à de nouveaux arrivans. On admet volontiers, dans la salle, les petits, les humbles, ceux qui se contentent des miettes de la table ; les autres, non. Cela est particulièrement sensible en