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que j’ai reçu vos lettres. Adieu, portez-vous bien, je vous ai dit ce qui est venu se placer au bout de ma plume. Il est bon que vous sachiez ma manière de penser et d’envisager les choses.


V

La comtesse *** nous donne sur les derniers jours et la mort de Catherine un récit émouvant que nous copions textuellement :

« Il est dans la vie des pressentimens plus forts que la raison. Tout en nous disant qu’il faut les éloigner de notre pensée, nous n’en sommes pas moins troublés ni assez forts pour nous vaincre. Un pressentiment pareil me poursuivait comme une ombre depuis que l’impératrice, après un bal chez le grand-duc Alexandre, avait placé sa belle main sur mon épaule pour me dire adieu.

« Le 5 novembre, étant à dix heures à déjeuner avec ma mère, un laquais de la cour entra et nous dit : « L’impératrice a eu un coup d’apoplexie, il y a environ une heure. » Je jetai un cri affreux et je courus chez mon mari. J’eus toutes les peines du monde pour trouver la force de lui dire : l’impératrice se meurt. Mon mari fut atterré et courut au château. M. de Toursoucof, neveu de la première femme de chambre de Sa Majesté, nous confirma la funeste nouvelle. « Tout est fini, nous dit-il, elle et notre bonheur. » Nous passâmes jusqu’à trois heures du matin les momens les plus affreux de ma vie. Toutes les deux heures mon mari m’envoya un petit mot. Il y eut un instant d’espoir, une lueur au milieu des ténèbres qui ne rendit que plus pénible la certitude de notre malheur. L’impératrice resta trente-six heures paralysée, son corps vivait encore, mais la tête était morte. Une veine s’était rompue dans le cerveau. Elle cessa de vivre le 6 novembre.

« Le chagrin qu’avait causé à l’impératrice la non-réussite de ses projets sur le roi de Suède influait sur elle d’une manière bien visible pour tous ceux qui l’approchaient de près. Elle avait changé ses habitudes, elle ne paraissait guère que le dimanche à la messe et au dîner, n’admettait que rarement ses intimes dans la chambre des diamans ou à l’Ermitage. Elle passait presque toutes ses soirées dans sa chambre à coucher avec quelques personnes qu’elle honorait d’une façon toute particulière. Le grand-duc Alexandre et son épouse, qui d’ordinaire passaient toutes leurs soirées chez l’impératrice, ne la voyaient plus qu’une ou deux fois par semaine hormis le dimanche. Ils recevaient souvent l’ordre de rester chez eux ou d’aller au théâtre.

« Le dimanche 2 novembre, l’impératrice parut pour la dernière