Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/904

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous avons passé les lignes de Pérécop avant-hier, et hier, vers les six heures de l’après-dîner, nous sommes arrivés ici tous bien portans et fort gais ; pendant tout le chemin, nous avons été escortés par des Tartares, et à quelques verstes d’ici, nous avons trouvé tout ce qu’il y a de mieux en Tauride à cheval. C’était un superbe coup d’œil : ainsi précédés, entourés et suivis dans un carrosse ouvert, qui contenait huit personnes, nous sommes entrés à Baktchi-saraï, et nous sommes descendus tout droit dans la maison des khans ; là, nous sommes logés entre les minarets et les mosquées, où l’on crie, prie, chante et se tourne sur un pied cinq fois dans les vingt-quatre heures. Nous entendons tout cela de nos fenêtres, et, comme c’est la fête de Constantin et d’Hélène aujourd’hui, nous entendrons la messe dans une cour où l’on a dressé une tente à cet effet. Ah ! le singulier spectacle que ce séjour dans cet endroit ! Qui ? Où ? Le prince de Ligne dit que ce n’est pas un voyage, mais des fêtes continuelles et variées d’une façon comme on n’en voit ni peut voir nulle part. Il est flatteur, ce prince de Ligne, dira-t-on ; mais peut-être n’a-t-il pas tort.

Demain, nous partons d’ici pour Sévastopol.


Revenu à Saint-Pétersbourg, le comte Schouvalof et les ambassadeurs donnèrent à la comtesse *** quelques détails que l’on ne trouve pas dans les lettres de l’impératrice et que nous reproduisons :

« Le voyage que l’impératrice fit en 1787 en Crimée fut très remarquable. M. Fitz-Herbert, plus tard lord St. Helens, ministre d’Angleterre, M. de Ségur, ministre de France, le comte Louis de Cobentzel, ambassadeur d’Allemagne, le comte de Schouvalof, les comtesses de Protasof et Branicka, accompagnèrent Sa Majesté. Le prince Potemkin, qui la précédait, lui avait préparé une escorte nombreuse. Elle la refusa. L’empereur Joseph, qui vint la rejoindre, parut plus qu’étonné de ce manque de précautions. L’impératrice ne répondit rien à la remarque qu’il lui en fit, mais l’événement justifia sa conduite. Les Tartares, ses nouveaux sujets, la reçurent avec enthousiasme. Un jour que la voiture de Sa Majesté se trouvait sur une montagne fort escarpée, les chevaux prirent le mors aux dents ; elle allait être renversée quand les habitans, accourus des villages voisins pour voir leur souveraine, se jetèrent sur les chevaux et parvinrent à les arrêter. Plusieurs personnes furent tuées, d’autres blessées, mais l’air ne retentissait que des cris de joie. — Je vois bien, s’écria Joseph II, que vous n’avez pas besoin d’escorte.

« Les ministres étrangers furent enthousiasmés de ce voyage. Le