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Majesté en sujet fidèle ou en courtisan ? demanda-t-il. — Comme le premier, sans aucun doute. — Le comte ayant témoigné le désir de parler en particulier à Sa Majesté, elle s’éloigna des personnes qui l’entouraient, prit le cahier et lui permit d’effacer sans aucun scrupule ce qu’il ne trouvait pas convenable. Panine effaça tout. L’impératrice déchira son ouvrage, le remit sur la table et dit aux sénateurs : — Messieurs, le comte Panine vient de me donner la preuve la plus éclatante de sa fidélité.

« Infatigable dans les soins qu’elle donnait à son empire, l’impératrice était ambitieuse, mais elle a couvert la Russie de gloire. Sa sollicitude maternelle s’étendait jusqu’au moindre individu, l’intérêt du dernier de ses sujets touchait son âme. Nul n’était plus imposant que l’impératrice dans les momens de représentation, personne n’était plus aimable et indulgent dans son intimité. A peine paraissait-elle, que toute crainte faisait place au plus tendre respect. Tout le monde se disait : « Je la vois, je suis heureux, c’est mon appui, c’est ma mère. » Avant de s’établir à sa table de jeu, elle promenait ses yeux autour du salon pour voir si chacun avait ce qu’il lui fallait. Elle poussait l’attention jusqu’à faire baisser un store, si le soleil dérangeait quelqu’un. Sa partie de boston se composait de l’aide-de-camp général du jour, du comte Strogonof et de M. Stercof, un vieux chambellan qu’elle aimait beaucoup. Le grand chambellan comte Schouvalof en était souvent, y assistait du moins ainsi que Platon Zoubof. La soirée durait jusqu’à neuf heures ou neuf heures et demie.

« Un soir Stercof, qui était mauvais joueur, s’impatienta de ce que l’impératrice lui avait fait manquer un coup. Il jeta les cartes sur la table, et Sa Majesté fut blessée de ses manières. Elle ne dit rien, mais cessa le jeu, se leva et prit congé de nous. Stercof demeura anéanti. Le lendemain était un dimanche, il y avait ordinairement ce jour-là grand couvert pour tous les membres de l’administration. Le grand-duc Paul et la grande-duchesse Marie y assistaient ordinairement arrivant de Pavlovsky, château situé dans le voisinage de Tsarsko-Sélo. Quand ils ne venaient pas, l’impératrice dînait sous la colonnade (galerie vitrée) et le maréchal de la cour, le prince Bariatinsky, nommait après la messe les personnes qui devaient avoir l’honneur de dîner avec Sa Majesté. J’avais été conviée ce jour-là. Stercof, qui avait ses petites entrées, se tenait dans un coin, malheureux au possible de la scène de la veille. Il n’osait presque pas lever les yeux sur celui qui devait prononcer son arrêt. Quelle fut sa surprise quand il entendit son nom. Il ne marchait pas, il courait. Nous arrivons