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l’Adriatique paraît fort accessoire. Leur grande affaire est de s’annexer des plaines et des montagnes. L’empereur Charles VI, Marie-Thérèse, Joseph II, n’ont point d’autre souci.

Pour le littoral dalmate comme pour l’Italie, cette époque est une espèce de trêve, un des rares momens de l’histoire où le cours du temps paraît suspendu. Les vieilles haines municipales se sont assoupies ; les aspirations nationales ne sont point encore éveillées. Pendant plus de cent années, pourvu qu’on soit en règle avec la police, il semble qu’on n’ait plus à s’occuper de la chose publique. On appartient à la vie aimable, à la société. On ne prend rien au sérieux : le gouvernement moins que tout le reste. Le souverain, c’est Cassandre ; et l’opposition, c’est Polichinelle. Toutes ces anciennes et glorieuses cités glissent dans la comédie italienne. La question n’est plus de savoir qui régnera, mais si Arlequin épousera Colombine. C’est le temps où de bons vieillards en tricorne font retentir sur les dalles des petites villes leur canne à pomme d’or, tandis que d’entreprenans vauriens leur soufflent leurs pupilles. Une dévotion de boudoir a remplacé l’ancienne croyance âpre et batailleuse. En bas, on pratique sans réfléchir : dans la haute classe, on réfléchit beaucoup ; mais, si l’on pratique, c’est pour la forme : régime si commode pour les gouvernemens, que l’Autriche a employé toute son adresse à le prolonger jusqu’au milieu du XIXe siècle.

Nulle part, cet âge heureux n’a duré si longtemps qu’en Dalmatie. On en trouve la marque dans le style rococo de mainte chapelle, où des courtines de damas rouge se relèvent coquettement sur des œils-de-bœuf et des panneaux de bois doré ; — dans les vieux couvens rajeunis par une décoration Pompadour : cloîtres charmans, aux fines colonnettes, où des cadrans solaires sentencieux, parmi les rosiers en fleurs, vous avertissent vainement de la fuite du temps ; où l’on écarte soigneusement l’image de la mort ; où les bons pères vendent de jolies drogues dans des pharmacies pomponnées comme la boutique d’un confiseur ; où la bibliothèque, généralement déserte, vous convie au sommeil sur de grands fauteuils de tapisserie fanée, devant trois ou quatre portraits de théologiens ; à moins cependant qu’on ne rêve, dans cet asile, une vie d’étude, en perruque poudrée, en douillette et en mollets, sous la clarté douce qui filtre à travers les contrevens sculptés.

À chaque instant, tel coin de port, tel détail de la côte, rappelle ces tableaux de Vernet, calmes, sourians, un peu apprêtés, dans lesquels des navires contournent gracieusement leur château de poupe, déploient au soleil d’énormes étendards, et semblent mis là tout exprès pour le plaisir des yeux. On n’aurait qu’à rétablir les personnages : une marquise en manteau de soie, tâtant de son pied