Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/870

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

montagnards, que Rome avait presque civilisés, retournent à la barbarie. Sa conquête est sans prévoyance comme sans pitié : les forêts dalmates se retrouveraient, dit-on, tout entières dans la forêt de pilotis qui peuple ses lagunes.

Certes, nul n’admire plus que moi le génie hautain de cette fameuse république. Pour démontrer la supériorité de l’esprit sur la matière, il fallait, au milieu du bouleversement féodal, l’exemple de ce splendide épanouissement d’un état presque affranchi des lois de la pesanteur. Il fallait ce rare assemblage des dons les plus divers : la fermeté, la vigueur, unies au sens le plus pénétrant ; la gravité d’un sénat romain avec tout le luxe de l’Orient ; un caractère ardent, passionné, grandiose, qui sait braver la mort et jouir de la vie, acier deux fois trempé par la guerre et par le commerce. Il fallait ce raisonnement froid, cette sensualité débordante, qui rend les hommes sans rivaux dans les affaires aussi bien que dans les plaisirs. Il fallait enfin qu’une cité naquît au point de rencontre de trois mondes, le païen, l’oriental et le chrétien, et portât la marque de cette triple origine dans l’or sombre de ses mosaïques, dans la nudité superbe de ses statues, dans la splendeur riante et mesurée de ses palais, dans les altières figures des grands tableaux de combat et des grands tableaux de fête.

Mais il s’en faut que ce magnifique génie ait été aussi fécond qu’il est imposant. Ses plus belles conceptions sont entachées de ruse et ses bienfaits de jalousie. Venise a fait renaître la cité antique, mais c’est la cité close et dédaigneuse, qui, en dehors de son enceinte, n’aperçoit que des barbares ; c’est la Rome aristocratique, avide et conquérante, où Verres coudoie Paul-Émile : ce n’est point la Rome agrandie, bienfaisante, humanisée des Antonins. Pendant que les dépouilles de l’Orient s’entassent à Venise, et que toute cette richesse coule le bronze, taille le marbre, couvre les murs d’un réseau d’or, les cités dalmates restent pauvres, les blessures des invasions ne se ferment pas, et les forêts s’en vont au fond de l’eau. C’est que les vertus civiques, à Venise, restent confinées dans une caste. Cette ville puissante, qui donnait la main à l’Afrique, à l’Asie, aux Grecs, aux Slaves, sut mélanger le sang des races et les plier à son service, mais elle ne put jamais fondre les classes. Les nobles, à la fois marchands et guerriers, ressemblent à l’Antonio de Shakspeare : grands, généreux, magnifiques, mais seulement avec leurs pairs. Leurs beaux sentimens ne les empêchent pas d’insulter les Shylock, juifs, esclavons ou plébéiens.

Sa politique extérieure porte le même vice originel. Sans doute, pour maintenir des possessions si précaires, il fallait être deux fois prudent. On ne pouvait se permettre les folios des peuples jeunes,