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sur cette même petite place, devant leurs maisons fumantes, tombant dans les bras les uns des autres, pleurant d’attendrissement, jurant de s’entr’aider sans abandonner le rocher paternel. Éclairs de fraternité, sermens à l’antique, nuits du 4 août, dont nous connaissons les lendemains, mais qui sont peut-être les plus belles heures de l’histoire. Plus tard, à la suite d’une conspiration qui doit livrer à l’ennemi les portes de la ville, le père d’un des condamnés, nouveau Brutus, se montre sur la place en habits de fête, le jour même de l’exécution. De plus, les mœurs sont vigoureuses et même puritaines : édits contre le luxe déployé dans les mariages et les fiançailles, édits contre les baladins et faiseurs de tours. Le sénat demande à l’Italie des maîtres, mais il ne veut pas de ses bouffons. Cette race sérieuse et saine, naïve encore voisine de la montagne, comprend mal la plaisanterie et proscrit la licence. À Venise, on traitait les Ragusains de provinciaux. On entend d’ici les quolibets d’un beau fils à la démarche molle, de quelque effronté Zanetto, forcé, par décret, d’évacuer le territoire de la république et de rengainer ses rimes joyeuses. Quelles gorges chaudes il devait faire sur les longues figures slaves des sénateurs, sur leur allure pesante, sur leurs vêtemens noirs, sur leurs intérêts de clocher, sur leurs bicoques et sur les grossiers montagnards, leurs digues vassaux ! Cependant il se commettait, à Raguse, moins d’atrocités que dans la brillante Italie du XVe siècle.

De même, la foi religieuse y reste longtemps robuste : c’est quelquefois un embarras, mais c’est une force. On est touché de voir ces marchands sacrifier souvent leur intérêt à leur conscience et poursuivre l’hérésie aux dépens de leur clientèle. Au XIVe siècle, lorsqu’ils acquièrent la presqu’île de Sabioncello, ils remplacent tous les prêtres orthodoxes ou bogomiles par des franciscains. Dangereuse épuration, mais dont le premier effet, dans un petit état, est de laisser au mobile religieux tout son ressort. Plus méritoire encore est la ténacité qu’ils apportent dans l’exercice du droit d’asile. Aucune prérogative n’a soulevé autour d’eux plus de cris de colère et plus d’actions de grâces. Le barbare, voyant sa proie lui échapper derrière les murs de la vaillante petite ville, serrait les poings et grinçait des dents. Mais lorsque, poursuivi à son tour et traqué par un rival heureux, il trouvait un refuge à l’abri de ces mêmes murailles, il fondait une chapelle. Pas un traité dans lequel la république ne se réserve ce glorieux privilège ; pas une occasion où elle ait négligé de l’exercer, depuis le XIIIe siècle jusqu’aux temps modernes, soutenant un siège, au besoin, pour protéger la veuve fugitive du ban de Bosnie, malgré le délabrement de ses finances, qui la force à emprunter à Venise sur la garantie « d’une croix d’or contenant des reliques du Christ ; » — et plus tard, recueillant