Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/860

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— très semblables par la structure, et très différentes par la destinée, car Venise, mieux ramassée sur elle-même, plus indépendante, plus orgueilleuse, poussa plus loin sa fortune et donna au monde des leçons de grande politique, Mais Raguse à son tour eut sa physionomie propre et ses maximes de gouvernement : moins forte, elle fut souvent plus honnête ; on respectait moins ses murailles que la fidélité de sa parole ; elle avait l’empressement du courtier, mais aussi le point d’honneur du commerçant, qui, par état, doit inspirer confiance : brave d’ailleurs à l’occasion, et sachant pousser jusqu’à l’héroïsme la probité du négociant. Il vaut la peine de s’arrêter dans cette petite ville où bat encore le cœur de la Dalmatie. Les anciens voyageurs qui se rendaient par terre à Constantinople n’y manquaient jamais.

Du mont Saint-Serge qui domine Raguse, on aperçoit à ses pieds, sur une bande étroite de roc que la mer entaille profondément, un dédale de toits, de clochers, de terrasses, de ruelles, serrés les uns contre les autres, comprimés dans un rempart du XVe siècle. La montagne est tellement abrupte, que toute la ville semble étranglée, rejetée dans l’eau. Les bastions mordent sur les pentes, descendent en étages le long d’une jolie baie, disputent l’espace aux élémens, et projettent la saillie de leurs tours blanches sur le fond bleu de la mer. Ainsi la vieille enceinte, souvent réparée, marque d’un trait précis les bornes de la patrie. Dans cet étroit corset, sont logés tous les organes d’un petit état commerçant, belliqueux et dévot : de nombreuses églises, plusieurs couvens, des magasins, un port franc, des casernes, des hôpitaux, des fontaines, des palais, et des masures aussi, car il fallait tout défendre. Les édifices paraissent enchâssés les uns dans les autres. C’est un petit univers qui tiendrait dans un coquillage.

On entre dans la ville : la plus grande rue mesure trois enjambées ; la plus grande place n’a pas vingt mètres de largeur ; et sur cette place, on a pu faire tenir ensemble une cathédrale, le palais du Recteur, celui de l’évêque, les magasins de la douane, la tour du beffroi, plusieurs maisons de nobles, et cet éternel café qui, de nos jours, tient lieu de forum. Il semble d’abord qu’on se trouve en présence d’un décor savamment machiné, que des façades postiches ont été rapprochées par des trucs pour les besoins de la scène, et qu’au premier coup de sifflet tout va rentrer dans la coulisse. Les yeux cherchent involontairement le praticable sur lequel l’envoyé du Doge va descendre et chanter son grand air. L’illusion est d’autant plus forte que, derrière la cathédrale, quelques rues étroites et montantes, abritées par de sombres arcades, allongent artificiellement la perspective. On entrevoit là-bas des fenêtres sculptées, des écussons sur des portails enfumés. Du