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l’ampleur de leur geste dépasse encore notre piétinement sur place.


III

Laissons tomber le rideau d’azur que les cieux et la mer étendent sur la scène changeante de l’histoire. Fermons un instant les yeux : quand nous les rouvrons, le drame a changé. L’unité roumaine est rompue ; la libre vie des cités grecques recommence en plein chaos féodal, avec une force, un éclat, une poussée de sève, qui rappellent les plus beaux jours de l’antiquité.

Les restes de cette floraison, nous les trouvons partout sur la côte : dans ces charmans petits palais aux arches trilobées, qui nous sourient de loin, et qui trop souvent, de près, n’ont plus ni portes ni fenêtres, de sorte que le sourire de leur bouche édentée devient le rictus d’un squelette ; — à travers les rues étroites de Spalato, de Sebenico, de Zara, sur les rinceaux délicats des ogives, à demi chrétiennes, à demi mauresques ; — sur les balcons de fer forgé à panses rebondies ; — sur ces grillages où le métal s’épanouit en guirlandes de fleurs, invention de mari jaloux qui dore la cage de sa belle et contourne en madrigal les barreaux d’une prison ; — sur les marteaux de portes curieusement travaillés, où de petites têtes de bronze, tantôt gracieuses, tantôt pensives, sont usées aux angles par la main des pages. Voici les écussons des portails, d’abord primitifs et comme taillés ; à la pointe de l’épée, plus tard détachés de la pierre, plus animés, plus prétentieux aussi, avec des emblèmes, des panaches, des volutes, d’une fantaisie somptueuse et lourde ; — les jolies tourelles à pans coupés, dans lesquelles on aperçoit, à la place des nobles dames, les bonnes femmes en camisole : tout cela si intime, si resserré, dans l’ombre fraîche des ruelles dont l’écheveau monte et descend sur le flanc des collines, — avec des familles de pêcheurs et d’ouvriers vivant à l’aise dans les palais en ruine, avec des arbustes poussant aux fentes des vieux murs, — qu’on n’a pas le loisir de s’attrister. Puis ce sont les édifices publics : la Loggia florentine, ou, comme on disait chez nous, le « Parlouër aux bourgeois ; » on y venait délibérer en regardant le port : aujourd’hui le gothique flamboyant de ces piliers protège quelque vulgaire café ; — la place si petite où l’on tenait des discours devant le peuple assemblé, bien commode aussi pour les séditions, car en un tour de main on cernait l’Hôtel de Ville et l’on enlevait tout « le Magistrat ; » — les puits vastes, sculptés, dont la margelle « st usée par les cordes : véritable institution publique, dans un pays toujours sec ; ils sont termes par de solides armatures de fer qu’on ouvre aux heures