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charmilles incultes semblent garder encore des échos d’autrefois.

J’ai retrouvé cette impression où je ne la cherchais guère : dans le livre indigeste d’un professeur allemand, le très honorable Franz Petter, membre de plusieurs sociétés savantes. Non que cet auteur montre, pour la Dalmatie, une complaisance aveugle ; bien au contraire, il relève avec soin tous ses défauts. On y gèle en hiver, on y rôtit en été. On y meurt de soif, car la moitié des villages manque d’eau toute l’année, et l’autre moitié craint toujours d’en manquer : — « C’est vraiment le supplice de Tantale, dit M. Franz Petter, d’avoir sous les yeux une telle quantité d’eau (j’entends la mer) et de se sentir le gosier sec. Encore les rares sources que recèle la montagne ont-elles l’impertinence de se rendre à la mer par des conduits souterrains : de sorte que c’est du bien perdu. Parlez-nous des sources allemandes, qui coulent honnêtement à la surface du sol pour désaltérer les chrétiens. » — Vous avez raison, Franz Petter : la Dalmatie boit peu, se nourrit mal, se chauffe mal. Elle préfère aux bons poêles de Vienne l’incommode brasero ; je veux même croire que vous avez vu, de vos yeux, trois femmes carbonisées à cause de la mauvaise habitude qu’elles avaient de mettre ce réchaud sous leurs jupes et de s’endormir dessus. Il n’en est pas moins vrai, grave érudit, que vous passâtes quarante ans de votre vie dans ce pays fantasque et que vous l’aimiez tout en le maudissant. Vous aussi, nouvel Ulysse, vous fûtes le prisonnier de Calypso ; l’enchanteresse vous disputait à la poussière des bibliothèques et vous enivrait de son sourire au fond des grottes d’azur.

L’attrait de la Dalmatie n’est pas seulement un effet de palette. Il ne consiste pas uniquement dans le sentier de pourpre et d’or que le soleil couchant promène sur les flots nacrés, ni dans la lumière blonde qui s’étend le matin sur les montagnes lointaines : on en voit tout autant à Naples ou à Monte-Carlo. Ce qu’on trouve ici, c’est un moment de répit dans la lutte pour l’existence qui rend notre Europe si maussade. Autrefois, ces coins tranquilles abondaient : l’Italie en était pleine. Aujourd’hui, ses brillantes destinées ne lui permettent plus le far niente. Je le demande : où se réfugier de nos jours ? où goûter la douceur de vivre ? à Lisbonne ? Les affaires d’Afrique ne le permettraient pas. En Espagne ? Peut-être, au fond des sierras, dans quelques villages de contrebandiers. Mais en plaine, la politique envahit tout. Sur la côte où mûrît le raisin d’Alicante, on parle de suffrage universel. Quant à la pauvre péninsule balkanique, il y a longtemps qu’elle a perdu le sommeil. Je cherche en vain une pierre où reposer ma tête : partout l’humanité gémit, peine, imprime, disserte ou combat. C’est aujourd’hui que le poète peut dire :