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sentir le rang plutôt qu’à amuser et séduire ; l’originalité de la duchesse de Newcastle fut d’avoir les talens de cette femme essentielle avec des goûts forcenés d’écritoire, alliance quelque peu bizarre qui se rencontre rarement.

Parmi les existences d’exilés, il n’y en a guère eu de moins douloureuses que celle de Newcastle, et cela tient à cette raison, faite pour ravir les psychologues, qu’il resta dans la mauvaise fortune exactement ce qu’il avait été dans la bonne. C’est un des curieux exemples qu’on puisse citer, que nous sommes toujours, en dépit des circonstances, ce que nous ont fait la nature et la longue habitude. Après Marston-Moor, il avait quitté si précipitamment l’Angleterre qu’il ne s’était pas donné le temps nécessaire pour prendre les précautions les plus indispensables, et qu’il dut débarquer sur le continent sans autres ressources que les cent livres sterling qu’il avait en poche le jour de la bataille. Une maigre somme, il faut en convenir, pour un tel homme : aussi dès son arrivée essaya-t-il de prendre quelques-unes des mesures qu’il avait négligées ; mais il y trouva des difficultés insurmontables. Ses biens étaient sous le séquestre, ses parens soumis à des embarras pécuniaires pareils aux siens, les communications avec l’Angleterre peu sûres, les intermédiaires rares et timides ; la gêne devint donc vite assez sérieuse, mais il eut l’art de ne jamais la sentir en ne renonçant pas une heure à ses habitudes de magnificence pendant ses dix-huit années d’exil. Au moment même où il empruntait à grand’peine 200 ou 300 livres sterling, il trouvait moyen de se monter une écurie de huit chevaux, et quels chevaux il fallait à l’homme qui avait la réputation d’être le premier cavalier de l’Europe ! Trois fois il fallut changer de résidence pour raisons d’économie. Lorsqu’il quitta la première, Paris, pour Rotterdam, voici dans quel équipage il en sortit : deux carrosses, trois chariots de déménagement et un nombre indéterminé de serviteurs à cheval. Avec la libéralité de Timon d’Athènes, il donnait ce qu’il n’avait plus, et rendait sous forme de cadeaux les prêts qui lui étaient faits pour soutenir son état, en sorte qu’il était le soir aussi embarrassé que le matin. C’est ainsi qu’à peine arrivé à Paris avec les fameuses 100 livres du jour de Marston-Moor, on le voit offrir à la reine sept chevaux sur neuf qu’il avait achetés aussitôt après son débarquement à Hambourg. A Rotterdam, il tint grand état de maison pendant six mois, avec table ouverte à tous venans, particulièrement aux militaires. A Anvers, où il prit sa retraite définitive, il eut le coûteux honneur de traiter toute la famille royale, et il le fit en homme qui se souvenait de l’hospitalité fastueuse que dans ses jours d’heureuse fortune il avait offerte à Charles 1er dans ses châteaux de Bolsover et de Welbeck : « Monseigneur, lui dit en