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tout agrément de société et de tout talent mondain. Elle devait cette bienheureuse indigence en partie à son penchant pour la rêverie solitaire, et en partie à son éducation. Nous avons vu que lady Lucas avait fait enseigner à ses enfans tous les arts d’agrément en leur apprenant à les mépriser, et les enfans avaient écouté ces conseils. « Mes frères ne dansaient ni ne faisaient jamais de musique, disant que cela était trop efféminé pour des esprits masculins. Ils n’entendaient rien non plus aux cartes, dés et autres jeux semblables. » La pratique de la duchesse, pour employer son langage, était à l’avenant de celle de ses frères. De sa vie elle ne toucha cartes ou dés, et dès qu’elle fut mariée, elle renonça à danser, cet amusement « étant de nature trop légère pour n’être pas en désaccord avec la gravité de l’état conjugal. » Elle aimait trop la solitude pour être facilement complaisante aux exigences de la sociabilité ; faire ou recevoir des visites lui était une fatigue. De même pour les parties, banquets, festins et fêtes, son humeur volontiers morose s’en accommodait mal, et elle n’avait pas plus de goût à les présider que de plaisir à y prendre part. D’ailleurs les délicatesses de la vie matérielle la trouvaient insensible ; sobre à l’excès, elle ne buvait que de l’eau, et dînait d’ordinaire d’un peu de poulet bouilli, ce qui suffit pour indiquer le peu d’aptitudes de son sens du goût et donne une médiocre idée de sa cuisine. En cela d’ailleurs ses habitudes se trouvèrent conformes à celles de son mari qui, tout magnifique qu’il fût, vivait avec une sobriété remarquable, ne faisant qu’un repas par jour et soupant d’un œuf et d’un demi-verre de sherry. Une circonstance contribuait encore à la tenir à l’écart du monde pendant ces longues années d’exil, elle ne pouvait converser qu’en anglais, n’ayant jamais pu apprendre aucune des langues du continent de manière à se faire comprendre. Son seul grand plaisir était d’écrire, mais de celui-là, par exemple, elle s’en donnait à cœur joie, d’autant plus qu’elle trouvait dans son mari, poète et bel esprit lui-même, un collaborateur toujours prêt. Elle ne sortait de cette retraite studieuse que pour faire de temps à autre un tour en voiture sur les promenades à la mode d’Anvers, où abondaient le beau monde des Pays-Bas d’alors et tous les étrangers de distinction qui étaient de passage dans ce carrefour européen. Ce n’étaient pas là des goûts ruineux, et il est probable que ce peu d’aptitude aux pompes et aux œuvres du monde contribua à faire régner un ordre relatif dans le train de maison de son princier époux, et à lui alléger quelque peu la gêne dont il souffrait. Sous le premier Empire on appelait femmes essentielles celles qui se distinguaient par des talens hors ligne pour la tenue d’une maison, la gestion d’un haut ménage et l’art de représenter en noble société, de manière à faire