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La conquête fut-elle aussi spontanée qu’elle affecte de l’insinuer ? Selon certains témoignages, elle aurait été recommandée au marquis par son frère lord Lucas, et cette recommandation aurait été l’origine de son mariage. Mais s’il faut en croire un passage du journal de John Evelyn, il y aurait eu d’autres intermédiaires. « Visité encore aujourd’hui le duc de Newcastle, dont j’avais fait la connaissance en France de longues années auparavant, où la duchesse avait eu obligation à la mère de ma femme (lady Browne) pour son mariage ; elle était sœur de lord Lucas et alors demoiselle d’honneur de la reine-mère ; ils furent mariés dans notre chapelle, à Paris, » écrit Evelyn à la date du 25 avril 1667. On peut induire de ce passage que le mariage de Marguerite Lucas ne fut pas absolument exempt de tout manège mondain et qu’il ne se manqua pas de bonnes âmes féminines pour assurer le bonheur du marquis, alors fugitif, las et humilié. On devine assez aisément l’état d’âme du brillant chef des Cavaliers. Souffrant encore de l’affront secret que lui avait infligé le roi en lui substituant le prince Rupert dans le commandement du nord, vaincu à Marston-Moor contre sa volonté et ses conseils par l’héroïque imprudence du prince, il avait, par dépit plus encore que par désespoir de la cause royale, quitté définitivement la partie et s’était volontairement exilé sans autres ressources que les quelques pièces d’or qu’il avait sur lui au moment de la bataille ; triste, irrité, solitaire, il avait besoin de consolation ; cette consolation s’offrit à lui sous la forme d’une jeune fille, bel esprit, capable de partager ses goûts de virtuose et d’admirer ses talens de gentilhomme lettré, et il l’accepta avec l’empressement d’un homme à qui il était plus facile de renoncer à la gloire qu’au bonheur[1].

Marguerite Lucas répondit à ces espérances. Elle ressentit vivement l’honneur de cette alliance illustre, à laquelle quelques mois auparavant elle n’aurait pas osé songer, car la grandeur même a ses degrés, et il y avait loin de l’intéressante jeune provinciale qu’elle était alors à cet aimable et brillant seigneur, arbitre souverain de

  1. Ce mariage du duc de Newcastle a été l’objet d’une erreur absolument extraordinaire de sir Egerton Brydges. Il le place en Angleterre, avant la bataille de Marston-Moor, et montre les époux prenant ensemble le chemin de l’exil. Or c’est la duchesse elle-même qui s’est chargée de nous apprendre que ce mariage avait eu lieu à Pari », en 1645. « Monseigneur, étant arrivé à Parts, alla sans délais présenter ses humbles devoirs à Sa Majesté la reine mère d’Angleterre, chez laquelle ce fut ma fortune de le voir pour la première fois, et après qu’il out séjourné quelque temps, il lui plut de m’honorer d’une attention particulière et de m’exprimer plus qu’une affection ordinaire, en sorte qu’il résolut de me choisir pour sa seconde femme. » Il est vrai que ce n’est pas dans son esquisse autobiographique, mais dans la vie de son mari que la duchesse nous donne ces détails. Faut-il en conclure que, lorsqu’il édita la biographie de la duchesse, sir Egerton Brydges n’avait jamais lu la vie du duc ?