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note elle-même, avec une pointe d’étonnement, cette intimité que n’ont pu relâcher ni les intérêts nouveaux, ni les déplacemens et l’absence.


Lorsqu’ils étaient à Londres, ils étaient dispersés dans leurs diverses demeures, cependant ils se réunissaient presque tous chaque jour, se fêtant les uns les autres comme les enfans de Job… J’observais qu’ils ne faisaient jamais de visite et qu’ils ne sortaient jamais en compagnie d’étrangers, mais qu’ils allaient tous ensemble en troupeau, s’accordant si bien qu’il semblait qu’ils n’avaient à eux tous qu’une seule âme. Et ce n’étaient pas seulement mes frères et mes sœurs, mais aussi mes beaux-frères et mes belles-sœurs qui s’accordaient ainsi, et leurs enfans, quoique tout jeunes, avaient les mêmes aimables natures et dispositions affectueuses. Il ne me souvient pas qu’il y ait jamais eu entre eux d’altercation, ou qu’ils en soient jamais venus à des propos de colère oui d’aigreur. J’observais également que mes sœurs étaient si loin de se mêler avec d’autres compagnies qu’elles n’avaient pas de fréquentation familière et de rapports intimes avec les familles auxquelles ils étaient unis, les uns, les autres, par le mariage, c’est-à-dire que la famille de chacun des conjoints restait absolument étrangère à tous mes autres frères et sœurs.


Les meilleures choses ont leur revers, et dès son entrée dans le monde, Marguerite Lucas eut occasion de constater que cette éducation solitaire et cette vie exclusivement de famille, si propre à développer les sentimens forts, avait engendré cependant chez elle une des infirmités de caractère les plus déplorables qui existent, c’est-à-dire une insurmontable timidité. Elle se fit sous de sombres auspices, cette entrée. Les jours heureux que nous venons de décrire ne durèrent pas. La guerre civile éclata, et les divers membres de cette famille si unie furent dispersés par le vent de l’orage à tous les coins de l’horizon. Il va sans dire que tous les Lucas prirent le parti de Charles Ier, et Marguerite voulut faire aussi à sa manière acte de royalisme. Ayant appris que la reine n’avait plus à Oxford, où l’avait poussée une des plus violentes rafales de la tempête, le nombre habituel de ses dames d’honneur, elle sollicita de ses proches la permission d’aller à la cour, permission qui lui fut accordée, malgré l’opposition de ses frères, par sa mère, mieux avisée. Mais à peine était-elle installée dans le poste convoité, qu’elle s’aperçut qu’elle avait trop présumé de son courage.