Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

récompensait les pères de famille et punissait les célibataires. Et pourtant nous ne voyons pas que ces paroles imprudentes lui aient été reprochées et qu’on en ait fait un crime aux chrétiens. Celse, qui signale et combat l’aversion qu’ils éprouvent pour les fonctions publiques, ne dit rien de leur opinion sur le mariage. Il est vraisemblable qu’à ce moment les conseils de Tertullien n’étaient pas très suivis et que la plupart des fidèles, dans la vie ordinaire, se conduisaient comme tout le monde. C’est ce que semble bien indiquer Athénagore quand il dit à l’empereur, dans son Apologie : « Nous nous sommes mariés d’après les lois que vous avez faites. » On peut donc croire que ceux qui pratiquaient la continence n’étaient pas encore assez nombreux, parmi les fidèles, pour être remarqués par les ennemis du christianisme. C’est seulement à la fin du IVe siècle, quand la vie monastique commença d’être connue et pratiquée en Occident, que l’église fut ouvertement accusée de détruire la famille et de dépeupler l’empire.

On raconte que c’est saint Athanase qui la fit le premier connaître aux Romains : dans un voyage qu’il entreprit en 340, pour gagner le pape à sa cause, il amena deux moines avec lui, les premiers qu’on eût encore vus à Rome. Ces moines excitèrent une grande surprise ; on les fit parler, on apprit d’eux ce qui se passait dans les couvens de l’Egypte depuis près d’un siècle, et quelques gens pieux, édifiés par leur entretien, entreprirent de les imiter. Mais ces premiers essais firent peu de bruit, et l’institution resta dans l’ombre jusqu’au grand élan qui fut donné, vers 374, par saint Jérôme. Du désert de Syrie, où il s’était retiré, et où il se condamnait à d’effroyables austérités, il envoya en Occident la vie de saint Paul, de Thèbes, le premier des anachorètes. Ce petit livre, où l’habile écrivain se faisait naïf et simple, pour être saisi de tout le monde, et qui était rempli de récits extraordinaires, de légendes et de miracles, passionna le public. En même temps qu’il s’adressait à la foule, par ses vies des saints, l’auteur essayait d’attirer vers le désert ses amis, des lettrés comme lui, en leur écrivant des lettres pleines d’une rhétorique enflammée, qui couraient le monde et remuaient les âmes : « Que faites-vous dans le siècle, leur disait-il, vous qui valez mieux que lui ? Jusques à quand voulez-vous demeurer à l’ombre des maisons ? Pourquoi restez-vous emprisonnés dans les villes pleines de fumée ! Croyez-moi ; la lumière ici a je ne sais quoi de plus brillant ; ici, on dépose le poids du corps et l’on s’envole aux pures et resplendissantes régions de l’éther. »

Mais l’Occident latin était, de sa nature, sage et tempéré : il n’alla pas tout à fait jusqu’au désert et s’arrêta sur la route. Après un premier éblouissement causé par le tableau de ces merveilles lointaines, le bon sens reprit le dessus. Les ascètes de l’Egypte (c’est