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explique peut-être tout, c’est cette incompatibilité inévitable, pour ainsi dire tout humaine, entre un jeune souverain impatient de déployer son activité, arrivant à l’empire avec des idées nouvelles, et un vieux serviteur, gonflé de ses succès, jaloux de son pouvoir, prétendant dominer même du fond de sa retraite. Le jour où ces deux caractères se sont heurtés, où l’incompatibilité irréparable a éclaté dans un dernier conflit pour quelque prérogative ministérielle ou pour la direction générale de la politique, c’est l’empereur qui est resté le maître !

Que cette lutte ait eu ses intimes péripéties, que le jeune Guillaume Il entrant déjà dans les « amères expériences, » comme il l’a dit dans une dépêche des plus bizarres, mais résolu, ait voulu décorer la disgrâce de son puissant ministre en lui donnant le titre de duc de Lauenbourg ; que le chancelier, de son côté, après avoir cru peut-être qu’on n’oserait, ait eu des frémissemens d’orgueil blessé et n’ait pas toujours gardé le secret de ses ressentimens, le fait ne s’est pas moins accompli. La lutte a eu son dénoûment, et M. de Bismarck, secouant la poussière de sa botte de cuirassier, a pu, lui aussi, se dire comme le Wallenstein de Schiller : « Un nouveau régime amène des hommes nouveaux et met bien vite en oubli les anciens services… Cependant que l’on batte le tambour, il se trouvera un autre général pour servir l’empereur. » C’est son histoire ! Vue de près, à part les raisons politiques, cette histoire offre des particularités saisissantes et tragiques. Certes, plus d’une fois, dans sa carrière, M. de Bismarck a frappé sans pitié ceux qui l’entouraient, ceux qui n’avaient d’autre tort que de ne pas se plier à ses volontés ou d’exciter ses ombrages. Il a usé de son pouvoir et de la force jusqu’à la brutalité. Aujourd’hui l’arme s’est tournée contre lui, et c’est lui qui est brisé ! Il y a mieux : l’ancien chancelier, dans ses emportemens, dans ses jalousies d’autorité, s’est montré souvent cruel pour ses princes eux-mêmes, pour l’infortuné Frédéric III, pour l’impératrice Frédéric, comme il l’avait été autrefois pour l’impératrice-reine Augusta. Il avait cru voir peut-être dans un jeune prince prêt à prendre la couronne, un souverain à souhait fait pour continuer son œuvre en écoutant ses conseils. Aujourd’hui, c’est le petit-fils et le fils qui est pour ainsi dire l’instrument de la revanche des Hohenzollern humiliés contre le ministre qui les a si souvent offensés par ses sarcasmes ou par ses rudesses. Il y a réellement d’étranges Némésis dans les affaires humaines !

Reste maintenant à savoir quelles seront les conséquences d’un événement qui ne date encore que d’hier, ce que sera cette évolution ou cette révolution qui commence en Allemagne. Le choix même que Guillaume II a fait, en désignant comme nouveau chancelier le général de Caprivi, qui peut être un officier de mérite, mais qui était jusqu’ici peu connu, ce choix indique assez que le règne des chanceliers