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incident, que les raisins secs n’ont été que la cause apparente de la mésaventure. En réalité, le ministère s’est affaissé ou évanoui pour bien d’autres raisons, parce qu’il ne pouvait plus vivre, parce que depuis les élections il n’a su ni prendre une position, ni avoir une politique, ni imprimer une direction en s’inspirant des sentimens évidens du pays. Il est tombé parce qu’il a laissé, par son impuissance, par ses fautes, s’altérer une situation où tout était encore possible il y a cinq mois, où tout est devenu difficile aujourd’hui. C’est la moralité de la dernière crise !

Ce ministère une fois disparu, comment allait-on le remplacer ? C’est ici que commence une comédie à laquelle on devrait être accoutumé, qui se réduit depuis dix ans à essayer de jouer le même air, en prétendant le jouer mieux. M. le ministre de la guerre s’est trouvé là fort à propos pour épargner les ennuis de longues négociations à M. le président de la république et devenir ou redevenir d’un coup de baguette chef de cabinet. On aurait dû s’en douter, à voir le soin que M. le ministre de la guerre prenait, depuis quelque temps, à ne pas se compromettre dans les querelles intimes du conseil, à être malade au moment du conflit entre M. Tirard et M. Constans. M. de Freycinet est l’homme des évolutions savantes et des solutions équivoques. Il a été ministre de la guerre avec M. Tirard, il sera tout aussi bien président du conseil à la place de M. Tirard. Il était, pour sûr, déjà prêt quand il a été appelé à l’Elysée, — et sa première pensée a été de réintégrer au ministère de l’intérieur un homme aussi habile que lui, peu embarrassé de scrupules, avec qui il était évidemment d’intelligence, M. Constans. C’était une sorte de revanche contre M. Tirard : on ne dit pas si M. le président de la république a vu avec plaisir rentrer en victorieux au pouvoir le ministre dont il s’était séparé sans regret quelques jours auparavant. M. Constans est d’ailleurs homme à avoir le triomphe modeste, et M. de Freycinet n’est pas l’homme des combinaisons trop décisives, trop tranchées. En rendant le ministère de l’intérieur à M. Constans, le nouveau président du conseil n’a pas voulu exclure son successeur éphémère, M. Léon Bourgeois, qu’il a fait passer lestement au ministère de l’instruction publique. Il a gardé de l’ancien cabinet ceux qui ont voulu rester ; il a choisi quelques autres hommes : M. Ribot, qu’il a mis aux affaires étrangères, M. Jules Roche, qu’il a placé au commerce, M. Develle, qu’il a appelé à gouverner l’agriculture. Il a mêlé tout cela, radicaux et modérés, d’une main habile aux préparations savantes, — et voilà l’affaire faite ! Le ministère a été constitué sans peine et sans effort. On s’est d’autant mieux entendu qu’on ne s’est sûrement expliqué qu’à demi : on n’a été d’accord que sur le bon effet que ferait nécessairement un cabinet où M. de Freycinet figurerait paternellement entre M. Ribot et M. Yves Guyot, entre M. Constans et M. Bourgeois.