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nettes, plus agiles, et ainsi plus naturelles et plus conformes à la vérité, On n’emploiera plus deux actes, et quelquefois la moitié du troisième, à nous tendre des pièges, pour se procurer le plaisir de nous en délivrer. On ne nous posera pas de véritables énigmes, et on ne fera pas consister le triomphe de l’art à les résoudre d’une manière neuve et inattendue. Mais, d’un autre côté, si l’auteur de Bertrand et Raton a perfectionné les procédés matériels de son art, on ne l’avouera pas seulement, et on se fera comme un devoir ou une obligation d’en profiter. C’est en effet ainsi qu’on peut bien discuter, dans l’histoire et théoriquement, si le vers de Corneille, de Racine, de Boileau n’a pas eu quelques qualités que n’aurait pas celui de Lamartine ou d’Hugo, mais on ne s’aviserait pas cependant de remettre en honneur aujourd’hui l’alexandrin du XVIIe siècle. « Les anciens sont les anciens, » disait Molière lui-même, « et nous sommes les gens d’aujourd’hui. » Ce qui veut dire que nous pouvons bien préférer les anciens aux modernes, mais non pas exiger des modernes qu’ils ressemblent aux anciens ; et, encore bien moins, qu’ils affectent, pour mieux leur ressembler, d’ignorer tout ce qui s’est fait et tout ce qui s’est passé depuis les anciens jusqu’à eux.

Si nous voulions maintenant approfondir ou pousser plus avant, nous ne manquerions pas de bonnes raisons pour protester contre l’abus que l’on fait du nom de Molière dans ce débat. Il n’y a pas d’intrigue, au sens où l’on prend aujourd’hui le mot, dans le Misanthrope ou dans le Don Juan, mais ce n’est peut-être pas ce qui en fait le mérite. Si le dénoûment de l’École des femmes ou celui de l’Avare étaient moins artificiels, je n’oserai certes pas dire que l’Avare ou l’École des femmes en vaudraient mieux, mais on aura quelque peine, je pense, à nous démontrer qu’ils en vaudraient beaucoup moins. Et parce que les procédés de Molière convenaient admirablement à la peinture des ridicules, ou des caractères très généraux, qu’il a pris pour la matière habituelle de sa comédie, il ne s’ensuit pas qu’ils conviennent à la peinture des caractères plus complexes, ou des ridicules plus particuliers, qui sont la matière de la nôtre. On nous donne donc le change, et on le prend soi-même quand on oppose ici à la critique l’exemple et le nom de Molière.


Quand sur une personne on prétend se régler
C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler,


c’est par les côtés éternels de sa comédie, si je puis ainsi dire ; ce n’est point par les côtés qui la datent, qui en font une œuvre de son temps ; ce n’est point enfin par ses défauts, s’il en a ; — et qui doute, aussi lui, qu’il en ait ?