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délicate. En maintenant l’excommunication contre les flamines, qui donnaient des jeux ou faisaient des sacrifices, les évêques permirent aux chrétiens d’être duumvirs, c’est-à-dire premiers magistrats de leurs municipes, ce qui les obligeait d’assister souvent aux cérémonies païennes ; ils leur demandaient seulement de ne pas paraître dans l’assemblée des fidèles pendant l’année où ils remplissaient leurs fonctions : c’était une sorte de souillure temporaire dont il ne restait pas de trace l’année suivante[1]. L’église semblait deviner que son triomphe était proche ; elle voulait montrer d’avance qu’elle comprenait les nécessités de la vie publique, qu’elle était prête à s’y soumettre, et que sa victoire ne nuirait pas à l’administration des affaires.

Il peut se faire sans doute qu’avant cette époque des scrupules religieux aient empêché quelques chrétiens d’être décurions ou duumvirs, et leur aient fait un devoir de s’enfermer dans la vie privée. Il y a des familles romaines, au IIe siècle, qui, après avoir jeté quelque éclat, disparaissent tout d’un coup des fastes. On les croirait éteintes, si leur nom ne se retrouvait un peu plus tard aux catacombes. Elles sont devenues chrétiennes, et il est probable qu’elles n’ont renoncé aux magistratures que pour se consacrer à leur foi nouvelle. Le christianisme a donc sa part, une petite part, dans cette désertion de la vie politique, qui fut une calamité pour l’empire ; mais elle avait commencé bien avant lui, et l’exemple venait de plus loin. Vers l’époque de César, une secte philosophique très puissante, qui l’emportait alors sur toutes les autres, avait prêché la même conduite pour des motifs bien différens. L’école d’Épicure professait qu’il est insensé de compromettre son repos dans les agitations des affaires et les embarras des honneurs. Elle ne trouvait pas de plaisir plus sensible pour le sage que de contempler du haut d’une retraite calme et sûre les tempêtes de la politique et de voir les sots s’exposer à des naufrages dont il s’est mis à l’abri :


Suave mari magno, turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.


Cette sagesse égoïste indigne Cicéron, qui a consacré plusieurs endroits de ses livres, notamment le début éloquent de la République, à la combattre. Les gens qui se conduisent ainsi lui semblent

  1. M. l’abbé Duchesne a éclairci cette question dans son mémoire sur le Concile d’Elvire et les flamines chrétiens, inséré dans les Mélanges publiés par l’École des hautes études en l’honneur de M. Léon Renier.