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Il y a donc dans Ascanio des leitmotivs véritables ; libre aux Jacobins de s’en réjouir. Mais il y a aussi pour les conservateurs des duos, des trios, des quatuors, voire des romances. Depuis longtemps et de plus en plus, M. Saint-Saëns siège au centre gauche. Ne croyez-vous pas que là est la vérité, que là pourrait encore être le salut, même en musique ?

Et l’orchestre, dira-t-on enfin ! — L’orchestre de M. Saint-Saëns est, comme M. Saint-Saëns lui-même, centre gauche. Il joue dans Ascanio un rôle important, prépondérant parfois, mais non le rôle unique. Il accompagne, au sens véritable, éternel du mot ; il ne précède pas. Comme disait je ne sais plus quel musicien, il sert à la mélodie de garde-du-corps et non de gendarme. Il soutient, il aide les voix, au lieu de les écraser ; collaborateur, allié du chanteur, il n’en est jamais le tyran, ni le valet, ni le complice. Quant à l’orchestration de M. Saint-Saëns (je ne parle plus de l’orchestre), c’est tout simplement une merveille. Elle unit toute la richesse, toute la fantaisie moderne à la tenue, à la santé classique. Elle brille sans clinquant ; elle a la force sans brutalité, la grâce sans mièvrerie et l’aplomb sans lourdeur. M. Saint-Saëns notamment use du quatuor, écrit pour lui comme les grands maîtres. Il en fait l’assise inébranlable de son instrumentation ; il en obtient les sonorités les plus savoureuses et les timbres les plus variés. Des instrumens de tout le monde, il se sert comme personne. Des harpes -même, si aisément prétentieuses ou banales, il tire des effets nouveaux, et l’orchestre d’Ascanio s’ennoblit et se fortifie par elles au lieu de s’affadir.

Je ne m’étonne pourtant qu’à demi que la partition de M. Saint-Saëns ait causé d’abord au public une surprise, voire une déception. L’œuvre, que peut-être on attendait puissante et grandiose, n’est que touchante parfois, toujours intime et presque familière. D’Henry VIII, on se rappelait surtout le quatuor final qui avait enlevé la salle, et d’Ascanio l’on espérait au moins une pareille secousse ; on ne l’a pas ressentie. C’est que M. Saint-Saëns, le plus libre parmi tous nos musiciens encore jeunes, le plus impatient des systèmes et des formules, a composé son œuvre dans un esprit singulier, avec un parti-pris absolu et fait pour dérouter les prévisions d’un auditoire accoutumé au régime contraire : le parti-pris de la discrétion et de la simplicité. Un livret historique pouvait prêter et porter à l’enflure, à l’emphase et au mélodrame. François Ier, la duchesse d’Étampes, le grand et le petit Nesle, sans parler du Louvre et de Fontainebleau, que d’excuses, que d’invites même à de grosse et tapageuse musique, à des couleurs criardes, à l’imagerie et à la chromolithographie, à tout un bric-à-brac Renaissance de convention et de pacotille ! Et dans un pareil décor, quels personnages poncifs, empanachés, auraient pu parler, chanter,