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malheur par des gens qui pourtant ne l’aimaient guère. Un homme était parvenu, contre toute attente, à se guérir de ses rhumatismes ; mais l’effet des remèdes fut de lui procurer une maladie de foie, et il regrettait son premier mal : « Mes rhumatismes et moi, disait-il, nous nous connaissions de vieille date ; ils me causaient mille ennuis et je les maudissais ; mais avec eux j’étais à l’abri des surprises. » L’Europe avait fini par s’accoutumer à M. de Bismarck, par le connaître et le comprendre. Pendant ces quinze dernières années, il lui avait donné par intervalles de vives alertes, lui avait fait passer de mauvais momens. A la longue elle s’était aperçue que ses incartades n’étaient, le plus souvent, que des manœuvres destinées à influencer les électeurs ou les votes du parlement, que son éloquence était plus noire que son âme, que tant qu’il vivrait et gouvernerait il n’y aurait plus de grande guerre européenne. Aujourd’hui tout est remis en question. Personne ne doute des excellentes et généreuses intentions de Guillaume II. Mais s’il venait à échouer dans ses tentatives de réforme, dans ses expériences d’alchimie politique ; si, au lieu d’apprivoiser ou de dompter la démocratie sociale, il ne réussissait qu’à l’exaspérer ; si, ayant semé le vent, il récoltait la tempête, peut-être se souviendrait-il que la guerre est un dérivatif auquel recourent dans l’occasion les gouvernemens embarrassés.

Un publiciste berlinois s’écriait, il y a quelques jours, dans un transport d’allégresse, que l’Allemagne venait d’en finir avec le gouvernement personnel. C’était pousser bien loin la candeur. Il serait plus vrai de dire que le gouvernement personnel d’un homme de génie et d’une prodigieuse expérience vient d’être remplacé par celui d’un jeune roi, entreprenant et agité, impatient de montrer tout ce qu’il peut faire et de gagner ses éperons. On assure qu’il sera dans le fait son propre chancelier, son président du conseil, son ministre des affaires étrangères, que désormais il traitera lui-même avec les chefs des partis, qu’il se propose d’instituer un régime d’autocratie libérale, en amalgamant le vieux système du gouvernement de cabinet avec un parlementarisme de sa façon. C’est ce que lui disent aujourd’hui les étoiles ; que lui diront-elles demain ? Il écrivait au grand-duc de Saxe-Weimar : « Mon cœur souffre comme si je venais de perdre une seconde fois mon grand-père. Mais Dieu l’a voulu ainsi. J’ai donc à m’y conformer, dussé-je y périr ! » Dieu est, de tous les grands personnages de ce monde, celui qu’il est le plus facile de faire parler, et voilà pourquoi l’Europe est inquiète.


G. VALBERT.