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ne m’épargne pas aujourd’hui les secousses pénibles et les causes d’irritation. Je me porterais beaucoup mieux sans les petites lettres écrites de sa main dont il m’honore. Je supporte bien la lutte contre des adversaires déclarés, contre une assemblée, contre des partis hostiles ; elle est inévitable, elle rentre dans les prévisions naturelles. Ce qui me brise, c’est la lutte secrète, ignorée et continuelle contre des inimitiés traîtresses, soigneusement dissimulées, contre des influences sans valeur s’exerçant sur un esprit naturellement honnête, mais timoré, têtu et imbu de préjugés. C’est une toile d’araignée à refaire chaque jour, c’est l’œuvre nocturne de Pénélope. Mes nerfs s’en ressentent et ma patience est mise à une rude épreuve. » Il a toujours fait une guerre implacable aux conseillers occultes, il n’a jamais admis que, dans les affaires de l’État, un homme qui ne répond de rien jouisse de quelque crédit, ait voix au chapitre.

Quoique ce ne soit pas écrit dans la constitution, M. de Bismarck posait en principe qu’un roi de Prusse, empereur d’Allemagne, n’a pas le droit d’avoir des amis. L’empereur Guillaume Ier, dont il se plaignait injustement, se l’était tenu pour dit. Ce vieillard pensait qu’un souverain, qui, par une insigne faveur de la fortune, a un grand homme pour premier ministre, ne peut payer trop cher un si précieux et si rare avantage, que pour le conserver, il doit prendre sur son humeur, sur ses habitudes, sur ses aises, s’imposer des assujettissemens, des privations, et il s’était fait une règle de sacrifier ses amitiés aux ombrageuses jalousies du chancelier. Son petit-fils a l’humeur beaucoup moins souple, beaucoup moins accommodante. Il prétend s’entourer des gens qu’il aime et demander des conseils à ceux qui possèdent sa confiance. Dès les premiers jours du nouveau règne, M. de Bismarck s’est trouvé aux prises avec des irresponsables, avec des influences occultes, et il a pu répéter ce qu’il disait à M. de Saint-Vallier : « Ma patience est mise à une rude épreuve. » On affirme que les fameux rescrits avaient été composés et rédigés par M. Hinzpeter, et que c’est aussi à l’instigation et par le conseil de cet ancien précepteur que M. de Berlepsch a été nommé ministre du commerce. Depuis ce moment, la crise était ouverte.

Il est un autre point sur lequel M. de Bismarck n’a jamais transigé. Il s’est toujours arrogé le droit de choisir à son gré ses instrumens, ses outils, et de considérer ses collègues comme ses subordonnés. Un ordre de cabinet, datant de 1852, porte que les ministres prussiens, avant de faire un rapport au roi, doivent en conférer avec le président du conseil. L’empereur Guillaume II voulait modifier ou supprimer ce règlement et limiter les attributions de la présidence. C’était le plus sûr moyen d’acculer M. de Bismarck, de le mettre en demeure, de l’obliger à offrir sa démission.

En théorie, M. de Bismarck donnait une grande latitude aux droits