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obligeaient les villes à payer la somme à laquelle on les avait taxées, les curiales ou décurions, c’est-à-dire les membres du conseil de la cité, étaient forcés de fournir de leur fortune ce qui manquait. Le résultat de ces mesures fut qu’on ne trouva plus de curiales. On se cachait, on fuyait pour éviter de l’être ; mais la loi implacable poursuivait les récalcitrans jusque dans les déserts et chez les barbares, et, quand elle avait pu mettre la main sur eux, les ramenait sans miséricorde à ces dignités dont elle avait fait un supplice.

On a prétendu que cette fuite des magistratures municipales, que la politique fiscale des empereurs explique suffisamment, était en partie imputable au christianisme. Le Christ avait dit que son royaume n’est pas de ce monde ; naturellement ses disciples témoignaient peu de goût pour la politique, et les honneurs ne les tentaient pas. Comment des hommes sans cesse occupés des choses du ciel auraient-ils pu prendre sur eux de descendre aux intérêts de la terre ? « Nous vous laissons, disait Minucius Félix, vos robes aux bandes de pourpre. » Tertullien fortifiait cette répugnance en montrant qu’un magistrat est sans cesse obligé d’aller dans les temples, d’assister à des sacrifices, de donner des jeux, c’est-à-dire de faire tous les jours une profession manifeste de la religion officielle. Aussi affirmait-il hardiment qu’un chrétien ne peut en aucune façon accepter de fonctions publiques et « qu’il n’y a rien à quoi il soit plus étranger qu’aux affaires de son pays. »

Tout le monde pourtant ne pensait pas comme lui. Au moment même où il s’exprimait avec cette violence, il y avait dans son entourage des chrétiens qui se croyaient obligés par leur situation sociale ou les traditions de leur famille d’occuper les magistratures qu’on leur offrait. Lui-même l’avoue dans cette fameuse phrase où il veut montrer aux païens que le christianisme, en quelques années, a tout envahi : « Nous remplissons, dit-il, le sénat et le forum. » Il veut faire entendre, sans doute, qu’il y a beaucoup de chrétiens décurions ou duumvirs dans les municipes de l’Italie ou des provinces, et que quelques-uns même se sont glissés jusque dans le sénat de Rome. L’église ne paraît pas s’y être formellement opposée. Elle comprenait bien qu’il lui fallait renoncer à faire des conquêtes dans les rangs élevés de la société, si elle interdisait à ceux qui étaient tentés de venir à elle de remplir les devoirs que leur imposait leur naissance. Elle pensait d’ailleurs qu’en occupant ces hautes fonctions, un chrétien pouvait être utile à ses frères. Aussi la voyons-nous de bonne heure occupée à lui fournir quelque moyen de concilier ce qu’il devait à sa foi et ce que réclamaient les dignités publiques. Vers le commencement du règne de Dioclétien, le concile d’Elvire s’occupa de traiter cette question