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lointain Orient, comme dans notre Europe, devaient à la longue faire éclater le régime féodal. La population se développait rapidement dans les provinces situées sur la mer. On y trouvait deux industries, la pêche et la navigation, qui variaient les travaux, étendaient l’horizon, développaient la richesse. Des ports s’y fondaient, l’agriculture environnante était plus perfectionnée et plus prospère, la division du travail s’y trouvait poussée plus loin. Sur cette mer intérieure principalement que forment, avec le sud de la grande île Hondo, les deux îles méridionales de Shikoku et de Kiushiu, les agglomérations se pressaient.

Les provinces qui avoisinaient les grandes routes conduisant à Yédo ou Tokio profitaient, d’autre part, du passage incessant des grands feudataires, avec leur innombrable suite, allant, une année sur deux, rendre leurs hommages au shogoun. Ces pérégrinations officielles et régulières jouaient un rôle important dans la distribution de la richesse et de la population du Japon féodal. Le médecin d’une ambassade hollandaise, Engelbertus Kempfer, qui fit deux voyages en 1691 et 1692, de Yédo (Tokio) le long de la côte orientale, s’émerveillait de la fréquentation des voies publiques. « Je puis assurer comme témoin oculaire, écrit-il, que la principale de ces routes sur laquelle je me suis trouvé à quatre reprises est, à certains jours, plus encombrée de monde que les rues de la plus populeuse ville de l’Europe. » Un passage de la description de ce Hollandais de la fin du XVIIe siècle mérite d’être reproduit : « Le train de quelques-uns des premiers princes de l’Empire remplit la route pendant plusieurs jours. Quoique nous voyagions nous-mêmes d’un pas accéléré, nous étions souvent atteints par les bagages et l’avant-garde, constituée des serviteurs et des officiers inférieurs, qui défilaient devant nous pendant deux jours, en diverses troupes et en ordre admirable ; puis le troisième jour nous étions rejoints par le prince lui-même avec une cour nombreuse. La suite d’un des chefs daïmios, comme on les appelle, est évaluée à vingt mille hommes environ, celle d’un sjomio à dix mille, celle d’un gouverneur de ville impériale ou de terres de la couronne à une ou plusieurs centaines d’hommes, suivant leur rang et leurs revenus respectifs. »

Les seigneurs des principales provinces agrandissaient et ornaient leur château-fort, qui tendait à devenir un palais. Sous ses murs, la cité se remplissait d’artisans et de manufactures ; les arts élégans qui ont fait en Europe la renommée du Japon doivent leur origine au goût raffiné de la société féodale. C’est une des méprises de la plupart des économistes, et il est regrettable qu’ils s’y entêtent, de méconnaître le rôle éminemment civilisateur du luxe. Une