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leur tribut d’hommage à sa hautesse (His Highness). En dehors de ces gages et de ces marques d’obéissance, chaque seigneur de province jouissait, au point de vue administratif, judiciaire, militaire et financier, d’une complète indépendance. Tout comme ses confrères, du plus lointain Occident, le seigneur féodal au Japon vivait dans un château-fort, entouré de hauts remparts de terre, flanqué de tours, défendu en avant par de profonds fossés. Attenant au château vivaient les principaux tenanciers (retainers) qui, en temps de paix, remplissaient les divers offices civils. La partie de la ville qu’ils habitaient était enserrée de portes massives et nul n’y entrait sans un permis spécial. En dehors des portes s’étendait le marché fréquenté par toutes sortes de marchands et d’artisans. L’ensemble de la cité était entouré de fortifications, et tout étranger qui y pénétrait, se trouvait soumis à une attentive surveillance.

Dans cette organisation toute militaire, aucune force économique ne pouvait se développer en liberté et produire ses naturels effets. Les routes, sauf quelques-unes qui conduisaient à Tokio, étaient dans le plus déplorable état. Le peu de commerce qui existait entre les différentes provinces offrait plutôt le caractère du commerce étranger que du commerce intérieur, entravé qu’il était par des péages et des barrières de toutes sortes. La migration ou le changement de domicile, ce trait si caractéristique de la moderne société occidentale, ne pouvait se produire. La cellule de la société était la famille plutôt que l’individu, la propriété était familiale et dirigée par le chef de famille. Pour s’établir dans une autre localité que celle de son origine, il n’y avait guère d’autre procédé que l’entrée par adoption dans une famille dudit lieu. Si, par accident ou par goût d’aventure, on se trouvait au-delà des limites de sa propre province, on était exposé au soupçon, même à la haine, et sans sécurité pour sa vie ou ses biens. La noblesse, dont le droit de propriété reposait sur le serment d’allégeance au suzerain féodal, remplissait avec orgueil le rôle de défenseur de la société, pendant que la classe commerçante et la classe qui cultivait le sol n’avaient aucune autre ambition que celle de réussir dans le cercle étroit des travaux et des devoirs qui formaient le cadre de leur tranquille existence. La multiplicité des dialectes, les provincialismes, toutes les coutumes particulières qui marquent une société localisée, foisonnaient au Japon et en faisaient comme une bigarrure.

La description de M. Yeijiro Ono nous montre un Japon fort semblable à notre moyen âge. Cependant, malgré toutes ces contraintes extérieures, la société n’était pas complètement cristallisée : notre auteur explique avec clarté les causes qui, dans le