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Notre alliance avait son prix : elle était, du moins, désintéressée. L’Angleterre en a préféré une autre. C’est son affaire ; j’ajouterai même, c’est son droit. Je ne veux étudier que les conséquences de ce parti-pris. Entre ces conséquences, il en est une qui m’apparaît déjà inévitable, et comme enregistrée au livre du destin : la vallée de l’Euphrate ne tardera guère à redevenir, comme au temps de Stace, le chemin de la paix latine, latinœ pacis iter. C’est-à-dire que, sous prétexte de préserver la paix générale, toutes les armées du monde s’y donneront rendez-vous. La lutte ouverte entre les deux colosses, — j’entends par là l’Angleterre et la Russie ; on pourrait aisément s’y tromper, car l’Allemagne et les États-Unis sont aussi des colosses, — la lutte, dis-je, ouverte entre la Russie et l’Angleterre ne se limitera certainement pas aux provinces indiennes. Elle embrassera l’Asie tout entière, chacun cherchant dans ce grand démêlé des compensations à l’accroissement de puissance du voisin.

Mon Dieu ! je sais bien qu’en dépit de tous ces sombres pronostics, le monde, s’il n’écoutait que ses instincts, voudrait rester tranquille. Je désespère de voir ce vœu, si naturel pourtant, accompli. La guerre de 1871 a laissé un caillou dans la plaie : la cicatrisation, malgré tous les efforts des hommes d’état, ne s’opère point.

Le premier pas que fera l’Angleterre dans la voie d’une prévoyance défensive sera probablement la construction d’un chemin de fer reliant l’embouchure de l’Oronte à l’Euphrate en passant par Alep. Le fleuve donnera ensuite le moyen de différer le prolongement des rails jusqu’à Bagdad d’abord, puis jusqu’à Bassorah. La Russie, de son côté, lancera ses locomotives de Resht à Téhéran et d’Astérabad à Hérat. Elle a déjà mis en communication les bords de la mer Caspienne et Samarkand. Puissent ces préparatifs guerriers ne servir et ne profiter qu’au commerce ! L’ambition si souvent irréfléchie des peuples n’aurait jamais eu de solution plus heureuse. Formons donc des vœux pacifiques ; tenons en même temps nos yeux ouverts !


II

La navigation n’est pas moins facile sur le Tigre que sur l’Euphrate. L’armée qui s’assurera ces deux bases d’opérations sera infailliblement maîtresse de la Mésopotamie. Ici les voies fluviales prennent d’autant plus d’importance, qu’une chaleur intolérable rend les marches par terre aussi lentes que pénibles. Ce sont, à tous les points de vue, des marches meurtrières. Au mois