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corrigeraient peu à peu et que tout « finirait par s’arranger ; il se refusait à voir l’évidence, telle qu’elle ressortait des idées de ses contemporains et des siennes propres, de ses actes, de ses écrits judiciaires et de ses pièces de théâtre, à savoir qu’entre les institutions sociales, il n’y en avait pas une seule qui ne fût caduque et condamnée. Et voici que les événemens, allant jusqu’au bout de la logique, sans timidité ni ménagemens d’aucune sorte, tiraient toutes les conséquences des Mémoires, du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro. La vieillesse de Beaumarchais fut donc inquiète et attristée. Il mourut dans son lit, le 19 mai 1799, au cours d’un paisible sommeil ou de sa propre main, mais il n’avait échappé que par miracle à l’échafaud. Plusieurs fois, l’émeute était venue gronder autour de la maison trop voyante qu’il avait préparée pour le repos de ses vieux jours et d’où il espérait contempler tranquillement la démolition de la Bastille. Les destructeurs de la vieille forteresse ne lui surent aucun gré d’en avoir préparé la chute et d’avoir été lui-même un prisonnier d’État. Par là se vérifiait, au détriment d’un révolutionnaire par excellence, cette loi des révolutions que ceux qui les préparent ne sont pas toujours ceux qui en profitent.

En revanche, son œuvre littéraire a recueilli, dans la victoire de la cause qu’il servait, les avantages dont il n’avait pu jouir lui-même. Bien que, par un contraste singulier, au service de cette cause, qui était celle de la dignité humaine, des droits de la pensée, de la justice sociale et de la liberté politique, il ait mis peu de sérieux et d’élévation morale, une médiocre portée de vues et parfois un rare égoïsme. Son courage, son énergie et sa valeur littéraire lui méritent une place d’honneur parmi ceux à qui nous devons la révolution. Toutes différences gardées entre les auteurs, les œuvres et les époques, les Mémoires, le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro furent, pour le XVIIIe siècle, ce que les Provinciales et Tartufe avaient été pour le XVIIe, c’est-à-dire des œuvres capitales, autour desquelles se continue la lutte dont elles furent d’éclatans épisodes et qui leur doit, aux yeux de la postérité, une grande part de sa signification. De même que le siècle de Louis XIV serait très incomplet sans Pascal et Molière, il manquerait presque autant à celui de la révolution, s’il n’avait pas eu Beaumarchais. Les sentimens et les passions, les idées et les doctrines de leur temps, ces hommes les ont amenés à un tel degré de clarté et revêtus d’une telle éloquence que leurs écrits nous passionnent presque autant que leurs contemporains.

D’autant plus que notre société se partage toujours entre les deux grands partis qui attaquent et défendent ce qu’attaquaient et défendaient Molière et Pascal, à côté de Descartes et de Bossuet,