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ou à la fantaisie pour nous faire supporter encore ce qui fut longtemps l’expression supérieure de l’expérience et de la vérité.

Et ce n’est pas au profit de l’ancienne prose théâtrale que Beaumarchais abandonne le vers ; il forge à nouveau l’instrument dont il va se servir. Comparées au Don Juan ou à l’Avare de Molière, à la Coquette de Regnard, au Turcaret de Le Sage, certaines pages de Bossuet ou de La Bruyère, de Voltaire ou de Montesquieu, n’offriraient pas de différences essentielles. Telles de Le Sage ou de Regnard auraient pu entrer dans un livre de caractères ou de lettres satiriques, telles de La Bruyère ou de Montesquieu dans une comédie. Orateurs, moralistes, auteurs dramatiques employaient le style commun à tous, ample et souple, rapide sans hâte, périodique sans lenteur, les derniers se bornant à y introduire les libertés du langage parlé. Et, de même que dans la conversation, on laissait à chacun le loisir d’étendre et d’achever sa pensée, que la politesse faisait rares les interruptions et calmes les répliques, la tirade était de règle à la scène et rapprochait encore la prose du théâtre de celle du livre. Avec Marivaux, une notable différence s’accuse. Les mœurs ont changé, et, avec elles, les habitudes de la conversation ; on disserte moins, on cause davantage ; il y a moins de calme dans les esprits, plus de vivacité dans les propos ; une fièvre légère anime les têtes et les cœurs, surtout dans les salons devenus le centre de la vie littéraire. Là, tout le monde veuf avoir de l’esprit, et, comme les plus choisies de ces assemblées sont assez nombreuses, on n’y aime pas le monologue et la tirade. Chacun ne conserve la parole qu’un temps, et enferme dans ses courtes phrases le plus possible de piquant et d’imprévu. Transportant au théâtre cette façon de converser, Marivaux en avait fait le style de la comédie en prose. Bien différent de son aristocratique devancier, Diderot, malgré l’insupportable mélange de platitude et d’emphase qui distingue ses drames bourgeois, avait exercé par ses théories une influence assez grande pour achever la ruine de l’ancienne prose dramatique et imposer à la comédie l’imitation du langage parlé.

Quand Beaumarchais aborde à son tour le théâtre, il y rencontre un merveilleux accord entre les habitudes nouvelles et sa propre nature d’esprit. Vif jusqu’à la pétulance, hardi jusqu’à l’audace, familier jusqu’à la trivialité, il eût pris dans le style de l’ancienne comédie des défauts qui n’étaient pas les siens. Le style de la conversation, au contraire, lui permettait d’être tout lui-même, et d’y faire entrer, avec ses qualités propres, une veine parisienne et populaire qu’expliquent son origine et son existence. Jadis on ne causait que dans des sociétés choisies ; aujourd’hui, l’opinion