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son retour d’Allemagne et le début de ses affaires d’Amérique. Où trouver une expérience plus complète que la sienne, une connaissance plus universelle des hommes et de la vie ? Il mena tout de front : équipement de vaisseaux, composition de pièces, relations laborieuses avec les comédiens et le pouvoir. Car il eut certainement plus de peine à se faire jouer qu’à écrire. Sa première comédie existait en projet depuis plus de dix ans. En 1765, à la suite du voyage en Espagne, il s’était proposé de révéler à ses compatriotes, sous forme d’opéra-comique, les mœurs originales, les costumes pittoresques et la musique animée des Espagnols. Cet opéra fut médiocre, et les comédiens italiens s’empressèrent de le refuser. Alors, n’en conservant que les noms et les costumes, il en revêtit, comme d’un joyeux déguisement, des mœurs et des caractères français. Ne regrettons pas qu’il ait si vite abandonné son projet primitif : les deux comédies que nous valut ce renoncement étaient destinées à une brillante carrière musicale. Le divin Mozart, du vivant de Beaumarchais, et Rossini moins de vingt ans après sa mort en tiraient deux chefs-d’œuvre, l’un de tendresse et de grâce, l’autre de verve et d’esprit. Chefs-d’œuvre inséparables de ceux qui les ont provoqués : malgré les vers des librettistes, les mélodies allemande et italienne ne cessent plus d’accompagner la prose de Beaumarchais, et la phrase française chante et rit à travers les deux partitions. Il est rare pourtant que ces adaptations de comédies ou de drames en livrets d’opéra réussissent tout à fait. Dans le cas présent, Beaumarchais semblait avoir pressenti et préparé, par une parenté de nature, sinon Mozart, du moins Rossini. L’esprit français se mariait à l’ironie italienne avec autant d’aisance que si le rythme vif et rapide de la prose de Beaumarchais avait été conduit, dès l’origine, par une sorte d’instinct, qui prévoyait l’intervention prochaine de la musique ; l’écho des sérénades entendues à Madrid y résonnait en sourdine et s’y jouait comme un orchestre invisible. Quant à Mozart, il s’est servi de Beaumarchais comme d’un prétexte pour évoquer, avec son âme rêveuse et passionnée, une sorte d’amour que l’esprit français sentait et connaissait déjà, puisqu’il avait Racine, mais qui manquait au XVIIIe siècle et qui, désormais, se répandra largement à travers la littérature et l’art de notre pays.


III

Enfin le Barbier de Séville parut devant le public parisien le 23 février 1775 ; date encore plus importante dans l’histoire de notre théâtre que dans celle de Beaumarchais, presque aussi digne