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vit en lui « l’homme de la nation, » celui qui incarnait en sa personne les griefs et les droits de ses concitoyens. Un prince du sang, de grands seigneurs, aussi aveugles que les anciens parlementaires, applaudissaient comme eux. Le bruit fut tel que Voltaire s’inquiétait à Ferney de cette explosion de gloire et remarquait, non sans dépit, qu’il n’y avait pas là de quoi faire oublier Mérope.

Il pouvait se rassurer : Beaumarchais atteignait l’apogée de la faveur. Malgré de nouveaux triomphes et d’éclatans retours de gloire, l’auteur des Mémoires ne devait plus connaître l’unanimité d’admiration qui se fit un moment autour de lui. Il avait alors quarante-deux ans, un âge critique pour les natures comme les siennes, où de graves défauts se mêlent à de rares qualités. À cet âge, en effet, l’équilibre jusqu’alors maintenu se rompt souvent et l’on verse du côté où l’on penche. Grisé par le succès, il compta trop sur lui-même et voulut trop entreprendre. Son activité va devenir agitation, son audace effronterie, sa souplesse intrigue pure. Jusqu’à présent nous n’avons vu en lui qu’un ambitieux très remuant, mais dont les talens égalent l’ambition ; désormais, nous aurons affaire à un aventurier, qui usera largement des libertés familières à ses pareils.

Passe encore pour la mission secrète en Angleterre qu’il obtient de Louis XV dans l’intérêt de Mme Dubarry. Le blâme qui l’avait frappé emportait des conséquences légales très gênantes, et la faveur royale pouvait seule lui frayer les voies de la réhabilitation. Pour gagner cette faveur, il négocie avec un entrepreneur de chantage, Théveneau de Morande, et il va être payé de ses peines, lorsque meurt son royal créancier. Il est moins facile de mériter les bonnes grâces du nouveau roi, qui n’a pas de favorites. Cependant, la jeune reine, entourée de haines ardentes, est calomniée avec fureur ; et le roi entend parler d’un nouveau Morande, le juif Angelucci, entre les mains duquel il faut arrêter au plus tôt un pamphlet contre la reine. Cet Angelucci, à vrai dire, semble bien n’avoir jamais existé ; Beaumarchais l’aurait inventé pour les besoins de sa cause, et les efforts récens de M. Lintilhac afin de l’innocenter sur ce point n’apportent guère d’autre preuve que la sympathie du critique pour son auteur. Alors, commence un roman d’aventures, ou plutôt une audacieuse mystification, qui nous montre Beaumarchais passant de France en Angleterre, d’Angleterre en Hollande, traversant toute l’Allemagne à la poursuite de son énigmatique Angelucci, enfin venant échouer dans les prisons de Vienne, après avoir, dit-il, échappé par un miracle d’héroïsme et de sang-froid à une attaque de brigands soudoyés. On se rappelle l’étonnante histoire contée au chevalier de Grammont par son courrier, l’ingénieux Termes :