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mariage, sa première femme lui apportera le droit de s’appeler M. de Beaumarchais, une autre les premiers élémens de sa fortune, tandis qu’une ennemie fantasque sera sur le point de causer sa perte et qu’une protégée indolente, arrachée par lui aux persécutions d’un mauvais mari, lui vaudra les plus rudes attaques qu’il ait jamais subies. Entre temps, il aima beaucoup, ou, du moins, il fut très galant, à la fois sceptique et naïf, infidèle et tendre, positif sans grossièreté, professant que « toute femme vaut un hommage, » mais que « bien peu sont dignes d’un regret, » les prenant au sérieux néanmoins, indulgent pour leurs faiblesses, leur gardant toujours de la reconnaissance et jamais de la rancune, alternativement occupé à leur rendre service et à se défendre contre elles, habile enfin à ne pas les compromettre. Elles l’adoraient, même lorsqu’elles avaient à se plaindre de lui. Gudin porte à ce sujet un étonnant témoignage : « Il fut aimé avec passion de ses maîtresses et de ses trois femmes ; » et cet autre, qui n’est pas moins digne d’attention : « Il réconcilia plusieurs ménages et n’en brouilla aucun. » Au demeurant, depuis les princesses de théâtre jusqu’aux petites bourgeoises, depuis les grandes dames jusqu’aux bonnes fortunes de la rue, — qu’il eut le tort de prolonger beaucoup trop tard, — il leur dut le bonheur domestique, toutes les joies de la galanterie, du sentiment ou même de la passion, des occasions de gloire et de fortune ; il leur dut surtout une expérience du cœur féminin qui lui permit d’imaginer ces délicieuses figures de Rosine, de la comtesse Almaviva et de Suzanne, où la femme française du xviiie siècle revit avec un charme que Marivaux lui-même n’a pas mieux saisi.

Vif et exubérant, Beaumarchais porte son assurance trop au dehors. De là des jalousies et des épigrammes. Il répond vertement à celles-ci, méprise celles-là, déploie dans l’occasion une bravoure brillante et gaie qui ne l’abandonnera jamais, faisant aussi fière figure sur le terrain que dans un cercle de courtisans hostiles, et s'habituant, dans une série d’escarmouches heureuses, à prendre les grands seigneurs non pour ce qu’ils semblent être, mais pour ce qu’ils sont. Il y joint un clair bon sens, un esprit de décision, et, comme il le dit lui-même, « un instinct de raison juste et net qui le saisit dans le danger, lui fait former un pronostic rapide sur l’événement qui l’assaille et le conduit toujours au meilleur parti qu’il faut prendre. » Avec le courage, la gaîté est déjà le trait essentiel de son caractère, en attendant qu’elle soit sa muse, une gaîté qui laisse place à des accès de mélancolie rêveuse, avec une sensibilité vive, facile et superficielle qui l’égaiera souvent, dans sa vie comme dans ses œuvres. La poésie élevée et l’idéal lui manquent, mais jamais esprit ne fut plus souple,