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les amener à un degré de clarté dont seul, peut-être, il était capable. Enfin, ce n’était pas un Protée sans consistance, se transformant au gré du hasard et des milieux. Outre qu’une pareille souplesse serait déjà un caractère, il y joignait une originalité qui lui permit de rester lui-même au milieu de ses transformations.

Né le 24 janvier 1732 d’un père horloger, rue Saint-Denis, au cœur du Paris populaire, Pierre-Augustin Caron passe sa jeunesse « entre quatre vitrages » qui lui laissent voir tous les spectacles et entendre tous les bruits de la rue. Dans cette famille d’artisans, on trouve des goûts relevés et une culture intellectuelle très étendue. Sans mépriser un état qu’il regarde, au contraire, comme honorable entre tous, le père s’occupe de mécanique, et le bruit de ses talens va jusqu’en Espagne ; ses filles aiment les vers, font de la musique et jouent la comédie. Avec cela, une stricte probité et des mœurs très pures. Cette famille n’était pas alors une exception ; beaucoup d’autres lui ressemblaient : faut-il s’étonner qu’à la longue, en se comparant aux degrés supérieurs de la hiérarchie sociale, la bourgeoisie ait fini par souhaiter un rôle plus digne de ses vertus et de ses talens ? Le travail et l’épargne lui avaient donné la richesse ; le commerce et la finance étaient entre ses mains, et l’estime venait peu à peu à ces occupations longtemps méprisées. Mal gouvernée, cette bourgeoisie soutirait également dans ses intérêts et dans son amour de la justice. Elle discutait le pouvoir, mais avec plus de bon sens que les philosophes et les nobles. Malgré sa vieille humeur frondeuse, elle aurait voulu réformer sans détruire ; elle se croyait encore tenue au présent par des liens solides ; mais ces liens étaient usés et ses premiers mouvemens achèveront de les rompre.

Le « fils Caron » sera un jour l’interprète de ces aspirations encore confuses. En attendant, il ne tarda pas à sortir de la boutique paternelle, et il lui fut donné de faire de prés, avec des yeux très clairvoyans, la comparaison que les gens de sa classe faisaient de loin et par à peu près.

Dès l’âge de vingt-quatre ans, il avait accès à la cour, d’abord comme simple horloger ; puis, avec une industrie digne d’un Gourville, il devenait, dans le cercle de Mesdames de France, une sorte de « conseiller pour la musique. » L’influence des femmes fut considérable sur sa destinée. Dès la première jeunesse il avait joué près d’elles, au naturel, ce rôle de Chérubin, dont il fera la plus aimable de ses créations dramatiques. Ses bonnes fortunes d’adolescent étaient assez nombreuses et assez bruyantes pour que son père, qui conservait d’une origine protestante un tour d’esprit puritain, eût à se fâcher et dût même l’exiler quelque temps, tandis que ses sœurs, honnêtes et rieuses, tiraient vanité d’un frère aussi brillant. Par le