Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/553

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suis demandé ce qu’on peut en tirer, au total, pour la connaissance de l’homme et de l’écrivain. Je voudrais donc tracer rapidement son image telle qu’elle ressort, à mes yeux, d’une enquête si longuement poursuivie par trois générations, et très différentes, de critiques et de biographes. J’avais un dernier motif pour entreprendre un pareil travail. Nous venons de traverser les fêtes du Centenaire, et, dans un dessein d’exaltation ou de dénigrement, les principaux résultats de la révolution française ont été mis en discussion. Beaumarchais est de ceux qui l’ont le plus activement préparée, et il mérite d’apporter sa part d’argumens dans le débat. Soucieux avant tout de littérature en un tel sujet, je n’abuserai pas de cette manière de voir ; mais je devais du moins l’indiquer et m’en autoriser.


I.

La physionomie de l’homme nous est connue surtout par la belle estampe d’Augustin de Saint-Aubin, d’après Cochin, un des petits chefs-d’œuvre de la gravure française au xviiie siècle. Toutefois, si l’on veut avoir une vive impression de ce que fut Beaumarchais, je conseillerais de la demander à une œuvre plus moderne, qui emprunte à son milieu un puissant effet. Je veux parler du buste qui se trouve au foyer public de la Comédie-Française. Malgré le redoutable voisinage de Houdon et de Caffieri, il frappe aussitôt l’attention. Le modèle a si bien servi l’artiste, les traits, le port, l’ajustement, ont un caractère si original que les plus distraits s’arrêtent et regardent.

Posée sur un corps svelte, que revêt un habit trop riche et plus convenable, semble-t-il, pour un financier que pour un homme de lettres, la tête se dresse, fière et droite, comme au bruit de quelque réflexion malsonnante. L’œil, bien ouvert sous un front large, les narines mobiles, la bouche ferme et dédaigneuse, tout semble répondre, avec une assurance voisine de l’effronterie : « Je suis de la maison, quoi qu’on dise. » Le premier aspect a donc quelque chose d’agressif. Si l’on regarde encore, l’impression se modifie en se complétant. Ces yeux sont pleins de vie, ces traits de finesse, et sur ces lèvres, où l’ironie voltige, la bonté se cache, prête à revenir. Assurément, l’homme dont voici l’image ne fut pas de la même espèce que ses voisins : Dancourt, large face de Crispin et de bohème, conservant le pli du masque comique ; Le Sage, observateur narquois, revenu des vaines ambitions, mais toujours très attentif ; J.-B. Rousseau, physionomie louche et fausse, comme le caractère de l’homme et le talent de l’écrivain ; Marivaux, peintre des élégances mondaines, rappelant, par sa toilette et son port de