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qu’il allait être obligé de prendre le large ; l’officier, craignant d’être délaissé en terre ennemie, se hâta de se rembarquer, n’emportant, dit plaisamment Horace Walpole, pour tout fruit de sa conquête, que des vaches, des oies et des dindons. L’inquiétude était donc dissipée ; mais cet affront, fait impunément au sol français, et la preuve manifeste ainsi donnée du pitoyable état des défenses maritimes de la France, laissait de tristes préoccupations : une victoire arrivait à point pour en distraire.

Après une aventure qui pouvait prêter à rire aux mauvais plaisans, comment aurait-on rien refusé à l’heureux général, qui, lui au moins, ne se laissait jamais surprendre et savait mettre en France, comme en Europe, tous les rieurs de son côté ? à celui dont la popularité était sans égale dans les cafés de Paris, qu’on y appelait couramment le tapissier de Notre-Dame et à qui un libertin comme Piron écrivait cette lettre qu’on se passait de main en main : — « Vous êtes sans contredit, monseigneur, le maréchal de France le plus édifiant que nous ayons, quoique nous en ayons, Dieu merci ! de très pieux… Vous êtes envoyé du ciel pour notre salut temporel et spirituel, vous nous menez en paradis, sur votre char de triomphe, car depuis que vous avez l’épée et le bâton à la main, vous nous mettez sans cesse les louanges de Dieu à la bouche ; les Te Deum ne finissent pas, et j’y trouve mille gens que je n’avais jamais vus à la messe et que je ne connaissais que par leur assiduité à l’Opéra. » — Les moindres désirs d’un homme qui disposait à ce point de la renommée devenaient une loi, et il est des jours où l’envie elle-même doit faire silence. Le 24 octobre, douze jours après la bataille, l’ambassadeur de France à Dresde recevait l’ordre de faire la demande officielle de la princesse de Saxe, et le roi en donnait avis au maréchal par un billet écrit de sa main où il lui racontait même en confidence toute la peine qu’il avait eue à vaincre la résistance de la reine[1].

D’Argenson n’en resta pas moins convaincu (il le demeura toute sa vie) qu’il était l’auteur de l’idée si heureusement réalisée, que l’exécution lui en était due et qu’il avait même été jusqu’à la dernière heure le seul à qui le roi eût fait confidence de sa résolution[2]. Une préoccupation, que j’ai déjà eu l’occasion d’indiquer, troublait pourtant encore le contentement qu’il en éprouvait. Il avait dû donner avis du projet de mariage à Berlin, et il attendait qu’une réponse lui fît connaître quel accueil la communication

  1. Vilzthum, p. 63. — Piron au maréchal de Saxe, 10 octobre 1746. (Lettres et Mémoires du maréchal de Saxe, t. III, p. 276.)
  2. Il dit encore dans ses Mémoires : « Tout passa par moi seul depuis le commencement de la détermination jusqu’à la fin de l’exécution,.. de plus, cette affaire était secrète, la devinait qui pouvait. » (Journal, t. V, p. 68 et 69.)