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avec hauteur, même avec dureté. Comment Tredennis comprendrait-il que la malheureuse n’a qu’une peur au monde, la peur de s’abandonner trop volontiers à sa protection, à sa tendresse, qu’elle s’entoure avec obstination de tout ce qui peut la séparer de lui, qu’elle se calomnie à plaisir ? Il y a de l’héroïsme dans ses torts apparens. Mais quoiqu’elle n’ait pas hésité à blesser son meilleur ami, elle sait qu’il n’a que trop raison, et, sans en convenir avec personne, elle forme la résolution d’en finir avec un genre de vie qui lui pèse. Prenant pour prétexte sa santé, visiblement atteinte, elle parle de quitter Washington ; impossible,.. Amory ne veut rien entendre. La présence de sa femme est indispensable à la conclusion de l’affaire ; il faut qu’elle reste coûte que coûte, qu’elle mette au service d’une bande de spéculateurs avides son esprit, ses amitiés, son salon, lequel de plus en plus se remplit de personnages étranges, prenant tous un intérêt plus ou moins direct au futur chemin de fer ; leur présence envahissante chasse les anciens habitués ; bientôt ce qui a été chuchoté tout bas se proclame tout haut : les Amory, mari et femme, sont considérés comme des intrigans adonnés corps et âme au lobbyisme le plus répréhensible. Bertha s’aperçoit peu à peu de la froideur relative d’un monde dont elle était la reine ; ce monde se transforme autour d’elle ; tous les gens, fort communs pour la plupart, qu’elle est obligée de recevoir, ont quelque raison de venir chez elle, qui n’est point raison de convenance ou de sympathie ; on fait des affaires sous son patronage. Chaque jour des devoirs nouveaux, tous assez mystérieux, incombent à la pauvre créature ; elle est forcée d’aller chez une femme plus que déplaisante, parce que le mari de cette femme est membre d’un comité ; il lui faut séduire des gens de l’ouest sans éducation, des gens du sud trop inflammables, supporter la fatigue mentale et physique qui s’attache à ses réceptions aussi nombreuses que mêlées.

Parmi les hommes politiques qu’elle est chargée de gagner à la cause, se trouve un sénateur du nom de Blundel, déjà vieux, assez inculte, sans tact et sans manières, mais d’un caractère droit et d’une intégrité parfaite, qui se prend d’affection pour cette petite personne plus charmante que toutes celles qu’il ait jamais eu l’occasion de rencontrer dans sa vie très peu mondaine, — affection à demi paternelle et doublée de curiosité, car, si la femme l’attire, il se méfie du mari. Celui-ci, qui s’est engagé secrètement dans des spéculations de toute sorte, est alors à peu près ruiné ; il n’a plus d’espoir que dans l’affaire de Westoria ; si elle manque, il se sent perdu. La peur d’échouer le rend téméraire, il passe des démarches, des instances, des offres voilées, à une franche tentative de corruption, conduite par les mains de sa femme qui agit en