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dangereux à son insu, se trouve amené par les circonstances à passer dix jours à la campagne en tête-à-tête avec Mrs Amory. Mais nous n’avons pas un instant d’inquiétude. Il est de force à lutter contre ses propres sentimens et même contre ceux qu’il inspire. Seul auprès de la jeune femme, dans une sorte d’Arcadie où rien ne leur rappelle le devoir, il veille sur sa vertu bien loin de l’attaquer, il rivalise de désintéressement et de délicatesse avec le Garde du corps de M. Duruy ; cette périlleuse épreuve, qui aurait pu avoir de si funestes résultats, ne lui laisse qu’une recrudescence de respect pour Bertha. Il l’a vue dépouillée de l’attirail de conventions qui la gâtait à ses yeux, de son jargon ultra-moderne, de ses allures évaporées, revenue naïvement à sa nature véritable ; la femme à la mode s’est effacée devant une jeune mère attentive au chevet de son enfant malade, il a retrouvé la petite Bertha d’autrefois, pour l’amour de laquelle il a tout pardonné à Mrs Amory. Ce retour au passé n’aura que la durée d’un rêve ; Bertha, qui en a senti le danger, se rejettera plus que jamais dans le tourbillon qui est sa sauvegarde. Mais en vain cherchera-t-elle à se calomnier, Philip lui répétera toujours avec une obstination sublime :

— Je ne vous crois pas. Déguisez-vous tant que vous voudrez. Je sais qui vous êtes, ce que vous valez ; je vous ai vue à l’œuvre. Il y a des jours sur lesquels vous ne pouvez revenir.

A quelles épreuves, du reste, sera mise sa confiance ! L’une des lubies récentes de Mrs Amory est la politique : au Capitole des débats excitans occupent l’attention publique dans ce moment-là ; elle les suit tous les jours pendant une heure ou deux, en prenant sur son calepin de petites notes satiriques et des croquis de profils sénatoriaux qu’elle montre le soir à ses intimes pour les amuser. Son mari encourage ce genre de passe-temps ; il la pousse à lire les journaux, à recueillir des renseignemens, ce qu’elle fait d’ailleurs sans le moindre sérieux, mais surtout il lui impose la présence peu agréable d’un certain sénateur Planefield, qui l’accable de ses bouquets et de ses vulgaires galanteries. Lorsqu’elle s’étonne d’avoir aussi souvent à sa table le sénateur Planefield et des amis ou collègues de ce personnage, qui ne sont guère plus intéressans que lui-même, Amory lui répond que ces dîners assurent le succès de la fameuse affaire de Westoria, succès qui d’ailleurs, à l’entendre, ne lui inspire qu’un intérêt d’amateur ; mais cette affaire dont tout Washington s’occupe depuis qu’elle est sur le tapis a un passé si dramatique, elle promet d’avoir un si splendide avenir qu’il est impossible de ne point se passionner pour elle. Les terres de Westoria portent le nom de leur défunt possesseur, l’infortuné Westor, qui s’est tué, faute d’avoir réussi à faire voter le chemin de fer