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Et Craddock reconnaît qu’il y a du vrai dans ce raisonnement. Peut-être, après tout, la bourgeoisie a-t-elle plus de bon sens qu’on ne le croit,.. quelques bourgeois du moins… Naturellement, ils n’ont dans la tête que ce que les livres vous apprennent, mais mauvais à fond… non, ils ne le sont pas, si on les regarde d’un œil charitable.

A quelque temps de là, le curé ayant exposé sa vie par humanité, Sammy pousse plus loin ses progrès : il condescend à lui tendre la main.

— C’est la première fois, lui dit-il ; mais ce ne sera pas la dernière. Le fait est que j’ai quelque chose sur le cœur depuis l’accident. Le courage est du courage, après tout, que l’on soit pour un homme ou contre lui. A vous voir, vous n’êtes pas grand-chose… Vous pourriez être plus beau, vous pourriez avoir plus de prestance, vous pourriez facilement avoir plus de muscle, et il ne semble pas que vous soyez très fort dans la discussion ; mais vous avez ce que j’appelle de l’épine dorsale… Que je sois pendu si vous n’en avez pas ! Aussi je viens vous faire une manière d’excuses, puisqu’il y a lieu de croire que je me suis trompé. Vous n’êtes ni un imbécile ni un coquin, quoique vous soyez curé !

C’est ainsi que Craddock, après la faillite d’une banque qui l’a laissé sans le sou, se réconcilie peu à peu avec la société, tout en continuant à la traiter de haut. Et ce miracle est opéré par celle que le meneur des « Rigganites » appelle irrévérencieusement, quoique avec une admiration involontaire, « la petite au vieux curé », miss Barholm, la seule femme à laquelle ce contempteur du sexe accorde quelque estime.

Mrs Burnett s’entend à modeler, d’une touche large et ferme, ces rudes figures d’hommes du peuple. La plus intéressante peut-être est celle du père de Louisiana, que la jeune fille, élevée au-dessus de sa condition, renie devant des étrangers, parce qu’elle a honte de sa rusticité. Les remords de l’ingrate, la générosité tendre d’un pardon qui n’empêche pas la blessure, une fois reçue, de rester incurable, de saigner encore à la dernière heure du pauvre homme, dans le délire même de l’agonie, quand tout le reste est oublié, voilà le sujet simple et saisissant. Chacun des romans de Mrs Burnett, depuis le premier, A Fair Barbarian, jusqu’au Petit lord Fauntleroy, se recommande par l’originalité du fond et par l’absence de longueurs. Ce sont de rapides et fraîches esquisses auxquelles on n’aurait garde de souhaiter plus de développemens. Une seule fois, l’auteur de Louisiana s’est hasardé à écrire un long récit en deux volumes, et, malgré le succès obtenu par Through one administration, en Angleterre comme en Amérique, nous oserons dire que ce n’est pas, à beaucoup près, son meilleur ouvrage.