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quoiqu’elle s’écrie dans une touchante angoisse : « N’y a-t-il donc nulle part au monde, pour moi, la place d’une femme ? » Un martyre quelconque est, il faut bien le reconnaître, la touche suprême donnée à une grande figure. Mrs Burnett est trop véritablement artiste pour avoir à tenir compte des exigences de certains lecteurs, les mêmes, probablement, à qui elle dédie tout ce qui, vers la fin de son livre, devient convention et banalité, par exemple, la mort tragique de Lowrie. Cette brute sans âme qui n’apparaît que pour battre sa fille ou pour comploter les pires méfaits, les crimes les plus noirs, finit par recevoir en plein visage le vitriol qu’il avait préparé pour son ennemi ; il tombe dans le piège tendu sous les pas de Derrick, il périt assommé par ses propres complices, qui font fort à propos une confusion de personnes. De même Liz, la légère et presque inconsciente Liz, après être retombée dans son péché, revient, le cœur brisé, au tombeau de la petite fille, que vivante elle aimait si peu, et se laisse mourir. Tout cela nous semble bien artificiel, bien voulu. Ces pages, détachées de la morale en action, sont certainement invraisemblables ; il arrive parfois dans la vie que l’invraisemblable soit le vrai, mais, au point de vue de l’art, l’invraisemblable reste l’équivalent du faux, odieux partout, et plus encore qu’ailleurs dans un roman réaliste.

D’instinct, Mrs Burnett trouve généralement la note juste ; qu’elle se garde donc des sacrifices au convenu. Heureusement, de pareilles taches sont rares ; partout l’émotion, la tendresse, l’esprit, la gaîté, coulent de source ; l’humour, cette qualité si rarement féminine, ne manque pas non plus, faisant jaillir une larme au milieu du plus franc éclat de rire. Le jeune Jud, ce gamin déguenillé, Jud et son terrier Nib, le meilleur terrier de Riggan, sont des personnages comiques, et cependant cette amitié d’un petit misérable et de son chien nous touche au fond de l’âme ; l’une des situations les plus poignantes du livre s’en dégage, et quel meilleur portrait que celui du vieux Sammy Craddock qui toute sa vie a tonné contre la bourgeoisie jusqu’à ce que sa mauvaise fortune et l’influence d’Anice Barholm le décident à accepter une place de concierge chez un membre du parlement ! Soit, il s’y résigne, il gardera les portes et les barrières du parc, mais rien n’ébranlera ses convictions politiques, c’est bien entendu, d’homme à homme, entre lui et son nouveau patron. Il n’est pas de ceux qui tournent casaque, qui renoncent à leur franc-parler.

— Très bien, Craddock, restez fidèle à votre parti, répond en riant le grand propriétaire. Je vous laisserai vos convictions, mais vous me permettrez d’avoir aussi les miennes. On a droit à une opinion, que diable, fût-on membre du parlement ! Pourvu toutefois qu’on ne l’impose pas trop au public…