Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/443

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui, séduite par un jeune bourgeois, abandonnée, puis devenue mère, est rentrée avec son enfant au pays, où de rudes quolibets la poursuivent. Anice envoie de petits cadeaux au baby et s’entend avec Joan pour protéger la pauvre Liz, — c’est le nom de la pécheresse qui a trouvé un refuge sous le toit de la plus honnête fille de Riggan. La scène où Joan se jette entre son amie et les viragos de la mine est d’un grand effet dramatique. Nous préférons encore tout ce qui suit sur le petit enfant auquel de jour en jour elle s’attache avec la tendresse des âmes vraiment fortes, s’amusant à le porter dans ses bras robustes, lui faisant un nid sur ses genoux, s’habituant pour lui à des caresses qu’elle ignorait auparavant, adoucissant sa voix, marchant d’un pas plus léger dans la crainte de l’éveiller, bref, devenant femme sous son influence muette. C’est le baby qui lui ouvre tout un monde d’affections et de pensées nouvelles, qui lui fait désirer de s’employer aux travaux naturels de son sexe au lieu de rester l’espèce d’être hybride, à demi-garçon, qu’elle a été jusque-là. En même temps, elle s’impose comme un devoir de veiller sur Derrick, que menace la haine de son père, avec lequel l’ingénieur a eu de sérieux différends et qu’il a fini par battre dans une lutte corps à corps, ce que le colosse ne lui a jamais pardonné. Plus d’une fois Derrick, rentrant le soir sur les routes désertes, a cru sentir qu’il était suivi, surveillé ; cette ombre attachée à ses pas, c’est Joan, prête à donner sa vie pour le défendre ; elle lui doit cela, il s’est montré si bon ! — mais surtout, quoiqu’elle ne veuille pas se l’avouer, elle l’aime. Afin de lui paraître moins inculte et moins grossière, elle va très assidûment à l’école du soir, présidée par Anice.

— Croyez-vous, dit-elle un soir à miss Barholm, que je pourrai jamais apprendre ce que vous savez ? Croyez-vous qu’une ouvrière ait jamais pu apprendre autant qu’une dame ?

— Je crois, répond Anice, que vous pourrez réussir à tout ce que vous voudrez entreprendre.

Mais en parlant ainsi elle éprouve un serrement de cœur, car l’accent pathétique et le regard anxieux de Joan lui ont révélé son secret, et depuis longtemps elle a surpris celui de Fergus Derrick avec la clairvoyance d’une femme bien près de glisser de l’amitié à l’amour. C’est le moment de montrer sa force d’âme, et elle la montre en effet ; il n’est pas trop tard, elle peut encore se ressaisir ; elle oubliera une vaine espérance. Tout ce qui doit contribuer à effacer la distance apparemment infranchissable entre Joan et Derrick, elle le fait avec une discrétion et un tact sans pareils, mais ils sont si parfaitement ignorans des sentimens l’un de l’autre que la situation resterait quand même inextricable sans la scène culminante, la scène superbe de l’explosion de la mine où Joan se