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la vertu même un degré de plus de beauté, comme dans la Pauline de Polyeucte (que Chateaubriand a oubliée), soit que, déchaînée et victorieuse, elle soit entraînée à des désordres et condamnée à des supplices inconnus aux anciens, comme dans Phèdre, — la passion sous le christianisme prend une part plus grande dans la poésie dramatique, et lui donne un accent nouveau. Chateaubriand va jusqu’à attribuer au christianisme le développement de la passion de l’amour ; et il est certain qu’en épurant l’âme humaine, il a dû y introduire une délicatesse et une élévation qui se mêlent à la passion même ; le respect de la femme, dû à la religion, donnait en même temps à l’amour un plus grand objet. Ce n’est pas seulement l’amour pur que Chateaubriand attribue à l’influence du christianisme, c’est encore ce qu’il appelle « l’amour passionné, » dont il trouve le modèle dans Phèdre. C’est le sentiment chrétien qui introduit, en effet, dans la passion de Phèdre le trouble et le remords dont la Phèdre antique n’a pas connaissance ; et cet élément du remords fait ressortir avec d’autant plus de force l’intensité du délire et la fureur de la passion. Ce chapitre sur la Phèdre de Racine est devenu classique ; et il a été admiré par tous les maîtres de la critique. Enfin Chateaubriand attribue au christianisme la peinture de l’amour chaste, tel qu’il est dans Paul et Virginie. Il compare ce poème à une idylle de Théocrite, à Galatée. Il est étrange qu’il n’ait pas pensé à une autre comparaison, qui a été faite après lui, et qui était bien plus indiquée, celle de Daphnis et Chloé. C’est là surtout, dans ce roman, que l’on voit la différence de l’amour profane et païen et de l’amour pur et délicat inspiré par le spiritualisme moderne. Mais cette comparaison, que Chateaubriand a omise, et que Villemain a faite après lui, n’en vient pas moins de lui. Une autre idée neuve qui appartient encore à Chateaubriand, c’est que la religion, non-seulement épure et approfondit la passion, mais que, dans le christianisme, elle devient elle-même passion. Il cite l’exemple de saint Jérôme : « C’est un saint Jérôme qui quitte Rome, traverse les mers, et va comme Élie chercher une retraite au bord du Jourdain. L’enfer ne le laisse pas tranquille, et la figure de Rome, avec ses charmes, lui apparaît pour le tourmenter. Il soutient des assauts terribles, il combat corps à corps avec les passions. Ses armes sont les pleurs, les jeûnes, l’étude, la pénitence et surtout l’amour. Il se précipite aux pieds de la beauté divine, il lui demande du secours. Quelquefois, comme un forçat, il charge ses épaules d’un lourd fardeau pour dompter une chair révoltée, et éteindre dans les pleurs les infidèles désirs qui s’adressent à la créature. » C’est à ce titre de passion que le christianisme lui-même a pu entrer comme ressort dans la poésie