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de la femme en général, dans Eve, que Milton appelle « un beau défaut de la nature, » le tableau admirable de la terre, au moment du premier péché ; le sacrifice qu’Adam fait à l’amour en obéissant aux suggestions d’Eve ; la tristesse des anges au moment de la chute, tristesse qui cependant, mêlée à la pitié, n’altère pas leur bonheur ; enfin les larmes pénitentes du couple pécheur après la faute commise, et leurs prières qui ne sont peut-être pas effacées par les prières boiteuses, si admirées dans Homère.

Enfin, comme épopée chrétienne, Chateaubriand, après avoir fort inutilement cité le Saint Louis du père Lemoine, le Moïse sauvé de Saint-Amand, et la Pucelle de Chapelain, rappelle les Lusiades et l’Araucana, et termine par la Henriade, et il dit que c’est encore à la puissance des idées religieuses que Voltaire doit les plus grandes beautés de son poème. Il n’en donne d’ailleurs qu’assez peu d’exemples ; mais c’est pour lui l’occasion d’un magnifique portrait de Voltaire, écrit avec goût et impartialité, et bien supérieur au portrait déclamatoire et grimaçant de Joseph de Maistre.

Ce premier livre laisse tout à fait dans le vague l’idée d’une supériorité certaine de la muse chrétienne sur la muse païenne : ce qui reste seulement établi, c’est que le christianisme a fourni des sujets poétiques et des beautés originales.

Ce sont les deux livres suivans sur les caractères et les passions qui sont les plus intéressans et les plus neufs de l’ouvrage. C’est Chateaubriand qui le premier a eu l’idée de comparer les grands caractères humains et les grandes passions chez les poètes anciens et les poètes chrétiens : idée que plus tard Saint-Marc Girardin a développée avec tant de bonheur dans son Cours de littérature dramatique. Chateaubriand introduit successivement les époux, le père, la mère, le fils et la fille. Pour les époux, il compare les amours de Pénélope et d’Ulysse dans Homère avec les amours d’Adam et d’Eve dans Milton ; et, quoique sa thèse dût le porter en faveur de celui-ci, cependant il se laisse tellement entraîner au charme des souvenirs antiques que, même en le lisant, on se demande si les scènes d’Homère ne sont pas plus touchantes que celles de Milton ; et ici encore, c’est à la plume de Voltaire qu’il est obligé d’avoir recours pour traduire sa propre pensée. Vient ensuite le portrait du père ; et l’auteur a beaucoup de peine à trouver quelque chose dans les poèmes modernes qui puisse être mis à côté du merveilleux passage de Priam aux pieds d’Achille. Il est vrai qu’il y a des pères, et d’un grand caractère, dans la poésie moderne, par exemple, les pères de Corneille ; mais ils n’ont rien de chrétien. Félix, le père de Pauline, représente plutôt un lâche fonctionnaire qu’un père généreux. Don Diègue et le vieil Horace sont l’un chevaleresque,